Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3052

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 499-500).

3052. — DE COLINI À M. DUPONT[1].
Aux Délices, près de Genève, 7 novembre 1755.

Je mérite bien peu l’amitié que vous avez pour moi, mon cher Démosthène, je ne sais qu’être négligent : il y a près de trois semaines que j’ai reçu la lettre que vous avez eu la bonté de m’écrire, et je n’y ai pas répondu encore. Je vous en demande mille pardons : il faut passer quelque chose à un homme qui est attaché au philosophe le plus étrange que la terre ait jamais porté. Il use tellement mes doigts à force de me faire écrire qu’il n’y a presque plus que mes ongles, qui ne tiennent à rien. Vous avez des procès qui vous occupent beaucoup, et moi j’ai des tragédies et l’histoire de l’univers à écrire, à copier et à copier encore. Je ne vous parle pas de la petite oie, comme des petites dissertations détachées, toutes les lettres et mille babioles. Vous avez de temps en temps quelque aimable objet qui vient vous montrer ses pièces ; et moi, il n’y a pas un chien qui vienne me voir, et on ne me montre que de bien vilaines pièces.

Oui, j’ai été à Paris, et je ne vous ai pas écrit : autre négligence, et je demande encore pardon. L’Orphelin y eut le plus grand succès ; on le joua douze à treize fois de suite, et on ne l’interrompit que pour l’aller jouer à Fontainebleau, où il a été reçu avec autant d’applaudissements qu’à la ville.


La nature et l’hymen, voilà les lois premières,
Les devoirs, les liens des nations entières ;
Ces lois viennent des dieux ; le reste est des humains.


Ce couplet a fait beaucoup de bruit : on ne voulait pas d’abord le passer à la police ; on croyait y voir une apologie du déisme. Vous connaissez, il y a longtemps, ces trois autres vers, où Zamti parle de la mort ; ils ont été fort applaudis :

Le coupable la craint, le malheureux l’appelle,
Le brave la défie, et marche au-devant d’elle ;
Le sage qui l’attend la reçoit sans regrets.


Toute la pièce, d’un bout à l’autre, a été applaudie à tout rompre ; et ce succès brillant a un peu déridé le front cynique de notre philosophe : il en a été moins mourant qu’à l’ordinaire, et tout paraît aller fort bien actuellement. Vous aurez dans deux mois une nouvelle édition des Œuvres, et dans trois ou quatre mois un cours complet d’histoire universelle. Que voudriez-vous davantage ? N’est-ce pas bien travailler ? Vous avez beau dire, vous faites moins aisément des plaidoyers et des requêtes que nous ne faisons de l’histoire et des vers.

Pourquoi n’êtes-vous pas venu nous voir ? Soixante lieues, ce n’est pas une bagatelle, me direz-vous ? Vous avez raison, ci on ne quitte pas comme ça une famille aimable. Vous auriez été bien surpris ; vous auriez trouvé notre philosophe tout changé : il est devenu libéral ; n’est-ce pas là un miracle ? C’est pourtant vrai. Quatre chevaux dans l’écurie, une très-bonne table, un bon cuisinier, beaucoup de laquais, des jolies femmes qui gouvernent la maison : voilà le train d’aujourd’hui. Cela est plus honnête et plus décent que lorsque, dans un grand malheur, vous voulûtes bien, par compassion, lui offrir votre bourse. Nonobstant tout cela, je n’en suis pas plus gras.

Je vous remercie de la bonté avec laquelle vous vous offrez à être utile au laquais de M. de Voltaire, dont je vous ai parlé. Mme  Dupont m’a sans doute oublié ; mais je viendrai un jour la mater aux échecs, aussi bien que vous, et tous vos parents, et tout Colmar, et toute la province. Adieu, aimable Démosthène : si je voulais m’écouter, je vous écrirais jusqu’à demain, car je suis bavard. Votre amitié, vos bontés, voilà ce que je veux de vous, et je veux vous être tendrement attaché toute ma vie.


  1. Lettres inédites de Voltaire, etc., 1821.