Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3080

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 521-522).

3080. — À MADAME DE FONTAINE.
À Monrion, 16 décembre.

Il faut que je dicte une lettre pour vous, ma chère nièce, en arrivant dans notre solitude de Monrion. Je ne vous ai point écrit depuis longtemps, mais je ne vous ai jamais oubliée. Tantôt malade, tantôt profondément occupé de bagatelles, j’ai été trop paresseux d’écrire. Si je vous avais écrit autant que j’ai parlé de vous, vous auriez eu de mes lettres tous les jours.

Je vais faire chercher les meilleurs pastels de Lausanne ; vous en faites un si bel usage que j’irais vous en déterrer au bout du monde. Toutes nos petites Délices sont ornées de vos œuvres. Vous êtes déjà admirée à Genève, et vous l’emportez sur Liotard[1]. Remerciez la nature, qui donne tout, de vous avoir donné le goût et le talent de faire des choses si agréables.

C’est assurément un grand bonheur de s’être procuré pour toute sa vie un amusement qui satisfait à la fois l’amour-propre et le goût, et qui fait qu’on vit souvent avec soi-même, sans être obligé d’aller chercher à perdre son temps en assez mauvaise compagnie, comme font la plupart de tous les hommes, et même de vous autres dames. L’ennui et l’insipidité sont un poison froid contre lequel bien peu de gens trouvent un antidote.

Votre sœur et moi nous cherchons aussi à peindre. On me reproche un peu de nudités dans notre pauvre Jeanne d’Arc ; on dit que les éditeurs l’ont étrangement défigurée. J’ai tiré mon épingle du jeu du mieux que j’ai pu, et, grâce à vos bontés, nous avons évité le grand scandale.

Je me mets à présent au régime du repos ; mais j’ai peur qu’il ne me vaille rien, et que je ne sois obligé d’y renoncer. Mme  Denis se donne actuellement le tourment d’arranger notre retraite de Monrion. Nous avons eu aujourd’hui presque tout Lausanne. Je me flatte que les autres jours seront un peu plus à moi ; je ne suis pas venu ici pour chercher du monde. La seule compagnie que je désire ici, c’est la vôtre. Peut-être que le docteur Tronchin ne sera pas inutile à votre santé ; vous êtes dans l’âge où les estomacs se raccommodent, et moi dans celui où l’on ne raccommode rien. Sans doute vous trouverez bien le moyen d’amener votre enfant[2] avec vous. Si ma pauvre santé me permettait de lui servir de précepteur, je prendrais de bon cœur cet emploi ; mais la meilleure éducation qu’il puisse avoir, c’est d’être auprès de vous.

Ma chère nièce, mille compliments à tout ce que vous aimez.

  1. J.-Ét. Liotard, peintre, né à Genève en 1702.
  2. Voyez lettre 2944.