Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3183

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 53-54).
3183. — À LOUIS-EUGÈNE,
prince de wurtemberg.
Aux Délices, 14 juin.

Un Suisse, un solitaire, un de vos serviteurs les plus tendrement attachés, qui ne lit point les gazettes, qui ne sait rien de ce qui se passe dans ce monde, sait pourtant que Votre Altesse sérénissime est au milieu des coups de canon, dans une île de la Méditerranée[1], qui appartenait autrefois à Vénus, ensuite aux Carthaginois ; qui n’est pas faite pour des Anglais, et qui sera bientôt tout entière à M.  le maréchal de Richelieu. Si vous êtes là, monseigneur, comme je n’en doute pas, vous avez très-bien fait d’y venir en si bonne compagnie. On ne peut pas toujours être à l’affût d’un canon ou au bivouac : on ne peut pas toujours exposer sa vie, quelque agréable que cela soit. Il y a toujours du temps de reste avec la gloire, et c’est ce qui m’encourage à écrire à Votre Altesse sérénissime. Je me donne rarement cet honneur, parce que les plaisirs ne sont pas faits pour moi. Un vieux malade retiré sur les bords d’un lac n’est plus fait pour entretenir un jeune prince guerrier, quelque philosophe que soit ce prince.

Si, dans les moments de relâche que vous donne le siège, vous vous occupez à lire, il paraît depuis peu des Mémoires du feu marquis de Torcy[2], dignes d’être lus de Votre Altesse. Elle y verra un détail vrai et instructif des humiliations que Louis XIV eut à essuyer pendant qu’il demandait grâce aux Hollandais. Vous contribuez actuellement, monseigneur, à une gloire aussi grande que ces abaissements furent tristes.

La Beaumelle, après avoir déterré, je ne sais comment, les Lettres de Mme de Maintenon, en a inondé le public. Vous verrez dans ces lettres peu de faits, et encore moins de philosophie.

Le même La Beaumelle a compilé sur des manuscrits six volumes de Mémoires[3] pour servir à l’histoire de Louis XIV et de sa cour ; mais il a mêlé au peu de vérités que ces mémoires contenaient toutes les faussetés que l’envie de vendre son livre lui a suggérées, et toutes les indécences de son caractère. Peu d’écrivains ont menti plus impudemment.

Je vous dirai la vérité, monseigneur, quand je vous dirai qu’il ne tient qu’à moi d’aller dans un pays[4] où j’ai fait autrefois ma cour à Votre Altesse, et que ce n’est pas dans ce pays-là que je voudrais lui renouveler mes hommages.

Je crois que M.  le prince de Beauvau a souvent le bonheur de vous voir. C’est après vous, monseigneur, celui dont je suis le plus fâché d’être éloigné. Votre Altesse sérénissime sait à quel point et avec quel tendre respect je lui serai toujours dévoué.

  1. Minorque.
  2. Voyez tome XIV, page 55.
  3. Voyez tome XXVIII, page 287, et XXVI, 161, où, par erreur, Voltaire ne donne que cinq volumes à ces Mémoires.
  4. La Prusse. — Voyez plus haut, pages 45 et 51. On envoya le duc de Nivernais en ambassade à Potsdam, et Frédéric se moqua du poëte diplomate.