Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3184

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 54-55).

3184. — À M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, près de Genève, 14 juin.

J’ai quelque orgueil, mon héros, de voir une partie de ma destinée unie à la vôtre. Il est assez plaisant que je sois, après vous, l’homme le plus réellement intéressé à la prise de Port-Mahon. Je me suis avisé de faire le prophète. Vous accomplirez sans doute ma prophétie ; elle est très-claire ; il y en a eu jusqu’ici peu dans ce goût-là. Votre panégyriste est devenu votre astrologue. Par quel hasard faut-il que ma prédiction coure Paris, avant que le maudit rocher de M. Blakeney se soit rendu ? Le même jour que j’ai reçu la lettre dont vous honorez votre petit prophète, j’ai appris que mon petit compliment[1] était répandu dans Paris. C’est Thieriot-la-Trompette qui me dit l’avoir vu et tenu, et même l’avoir désapprouvé. Il y a longtemps que je vous avertis que vous aviez probablement quelque secrétaire bel esprit qui rendait publiques les galanteries que je vous écrivais quelquefois. Je suis bien sûr que ce n’est pas moi qui ai divulgué ma prophétie. Je ne l’ai certainement envoyée à personne qu’à mon héros ; c’était un secret entre le ciel et lui. Thieriot fait quelquefois sa cour à Mme la duchesse d’Aiguillon : si c’est chez elle qu’il a vu ma lettre, peut-être Mme d’Aiguillon n’en aura pas laissé prendre de copie ; et, en ce cas, il n’y a que quelques lambeaux de publiés.

Voyez, monseigneur, comment notre secret a pu transpirer. Je vous envoyai cette saillie par M. le duc de Villars, et je ne lui en fis pas confidence. Nul autre que vous au monde n’a vu la prédiction. Si vous l’avez fait lire à quelque profanateur de ces mystères, il n’y a pas grand mal. Vous me justifierez bientôt[2] ; vous confondrez les incrédules comme les envieux ; on verra bien que vous êtes un héros, et que je ne suis pas un prophète de Baal.

Au milieu des coups de canon, vous soucieriez-vous de savoir que La Beaumelle, qui s’est fait, je ne sais comment, héritier des papiers de Mme de Maintenon, a fait imprimer quinze volumes, soit de Lettres, soit de Mémoires ? Ce ramas d’inutilités est relevé par un tas d’impudences et de mensonges qui est fait tout juste pour l’avide curiosité du public. Il y a quatre-vingts ou cent familles outragées : voilà ce qu’il faut au gros des hommes. Il y a parmi les Lettres de Mme de Maintenon une lettre de M. le duc de Richelieu votre père, qui certainement n’était pas faite pour être publique. Les termes qui vous regardent sont bien peu mesurés, et il est désagréable que monsieur votre fils soit à portée de les voir. Il me paraît bien indécent de révéler ainsi des secrets de famille du vivant des intéressés.

Mais, après tout, qu’importe qu’on attaque la conduite de M. le duc de Fronsac[3] en 1715, pourvu qu’on rende justice à M. le maréchal de Richelieu en 1756 ?

Prenez votre Mahon, triomphez des Anglais et des mauvais discours. Je lève les mains[4] au ciel sur mes montagnes, et je chanterai le Te Deum en terre hérétique,

Mme Denis et moi nous sommes les deux Suisses qui aiment le plus votre gloire et votre personne.

  1. Les vers qui font partie de la lettre du 3 mai 1756, à Richelieu.
  2. Cette justification eut lieu le 28 du même mois, jour de la prise du fort Saint-Philippe.
  3. Titre porté par le héros de Voltaire jusqu’en mai 1715.
  4. Comme Moïse. Exode, xvii, 11.