Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3189

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 59-60).

3189. — À MADEMOISELLE ***[1].
Aux Délices, près de Genève, 20 juin 1756.

Je ne suis, mademoiselle, qu’un vieux malade, et il faut que mon état soit bien douloureux puisque je n’ai pu répondre plus tôt à la lettre dont vous m’honorez, et que je ne vous envoie que de la prose pour vos jolis vers. Vous me demandez des conseils : il ne vous en faut point d’autre que votre goût. L’étude que vous avez faite de la langue italienne doit encore fortifier ce goût avec lequel vous êtes née, et que personne ne peut donner. Le Tasse et l’Arioste vous rendront plus de services que moi, et la lecture de nos meilleurs poètes vaut mieux que toutes les leçons ; mais, puisque vous daignez de si loin me consulter, je vous invite à ne lire que les ouvrages qui sont depuis longtemps en possession des suffrages du public, et dont la réputation n’est point équivoque. Il y en a peu ; mais on profite bien davantage en les lisant qu’avec tous les mauvais petits livres dont nous sommes inondés. Les bons auteurs n’ont de l’esprit qu’autant qu’il en faut, ne le recherchent jamais, pensent avec bon sens, et s’expriment avec clarté. Il semble qu’on n’écrive plus qu’en énigmes. Rien n’est simple, tout est affecté ; on s’éloigne en tout de la nature, on a le malheur de vouloir mieux faire que nos maîtres.

Tenez-vous-en, mademoiselle, à tout ce qui plaît en eux. La moindre affectation est un vice. Les Italiens n’ont dégénéré, après le Tasse et l’Arioste, que parce qu’ils ont voulu avoir trop d’esprit ; et les Français sont dans le même cas. Voyez avec quel naturel Mme  de Sévigné et d’autres dames écrivent ; comparez ce style avec les phrases entortillées de nos petits romans ; je vous cite les héroïnes de votre sexe, parce que vous me paraissez faite pour leur ressembler. Il y a des pièces de Mme  Deshoulières qu’aucun auteur de nos jours ne pourrait égaler. Si vous voulez que je vous cite des hommes, voyez avec quelle clarté, quelle simplicité notre Racine s’exprime toujours. Chacun croit, en le lisant, qu’il dirait en prose tout ce que Racine a dit en vers. Croyez que tout ce qui ne sera pas aussi clair, aussi simple, aussi élégant, ne vaudra rien du tout.

Vos réflexions, mademoiselle, vous en apprendront cent fois plus que je ne pourrais vous en dire. Vous verrez que nos bons écrivains, Fénelon, Bossuet, Racine, Despréaux, employaient toujours le mot propre. On s’accoutume à bien parler, en lisant souvent ceux qui ont bien écrit ; on se fait une habitude d’exprimer simplement et noblement sa pensée sans effort. Ce n’est point une étude ; il n’en coûte aucune peine de lire ce qui est est bon, et de ne lire que cela ; on n’a de maître que son plaisir et son goût.

Pardonnez, mademoiselle, à ces longues réflexions ; ne les attribuez qu’à mon obéissance à vos ordres.

J’ai l’honneur d’être avec respect, etc.

  1. Le contenu de cette lettre prouve que la personne à qui elle est adressée n’était pas encore mariée. Les éditeurs de Kehl l’avaient intitulée : À Mme  Dupuy, femme du secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Mme  Dupuy s’appelait Mlle  Menon ou Manon. La famille de son mari, ne croyant pas que ce fût son véritable nom, a fait des recherches sans rien découvrir qui pût détruire ou confirmer ses soupçons. Mme  Dupuy est nommée Louise Menon dans l’acte mortuaire de son mari. (B.)