Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3292

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 157-158).

3292. — À M.  DE CIDEVILLE.
À Monrion, le 16 janvier.

[1]Nous vous sommes très-obligés, monsieur, de nous avoir rassurés sur l’état du roi, après nos justes alarmes. Toutes les nouvelles s’accordent à dire qu’il est très-bien, et que cette affreuse catastrophe ne peut avoir aucune suite fâcheuse. Il est fort à désirer qu’on puisse faire parler ce monstre. C’est certainement un fou fanatique ; mais, s’il a des complices, il est bien essentiel de les connaître. Mandez-moi tout ce que vous saurez. Nous sommes fort étonnés que vous n’ayez pas encore l’édition de mon oncle et l’Histoire générale. Il écrit positivement à M.  Cramer pour qu’elle vous soit onvoyée sur-le-champ. Nous sommes à Monrion depuis huit jours, et nous ne nous y portons pas trop bien l’un et l’autre. Écrivez-nous toujours aux Délices, car peut-être retournerons-nous bientôt.

J’espère qu’après tant d’alarmes tout sera tranquille dans Paris avant quinze jours. Si l’on avait fait des petites-maisons pour le clergé et le parlement, et qu’on eût jeté sur leurs querelles tout le ridicule qu’elles méritent, il y aurait eu moins de têtes échauffées, et par conséquent moins de fanatiques. Le public a mis trop d’importance à ces misères ; de bons ridicules et de grands seaux d’eau, c’est la seule façon d’apaiser tout.

Mon oncle a fait à notre siècle plus d’honneur qu’il ne mérite, quand il a dit que la philosophie avait assez gagné en France, et que nos mœurs étaient trop douces actuellement pour craindre que les Français pussent dorénavant assassiner leur roi. Il est désespéré de s’être trompé, car il aime véritablement et la France et son roi ; mais un fou ne fait pas la nation. Le roi est aimé, et mérite de l’être, à tous égards.

Adieu, monsieur ; songez quelquefois à vos amis des Délices, et soyez persuadé qu’ils ont pour vous la plus tendre et la plus inviolable amitié.

Il faut, mon cher et ancien ami, que la tête ait tourné à ce huguenot de Cramer, qui m’avait tant promis de vous apporter mes guenilles.

Les étrangers me reprochent d’avoir insinué, dans plus d’un endroit, que, vous autres Français, vous êtes doux et philosophes. Ils disent qu’on assassine trop de rois en France pour des querelles de prêtres. Mais un chien enragé d’Arras, un malheureux convulsionnaire de Saint-Médard, qui croit tuer un roi de France avec un canif à tailler des plumes, un forcené idiot, un si sot monstre a-t-il quelque chose de commun avec la nation ? Ce qu’il y a de déplorable, c’est que l’esprit convulsionnaire a pénétré dans l’âme de cet exécrable coquin. Les miracles de ce fou de Paris, l’imbécile Montgeron, ont commencé, et Robert-François Damiens a fini. Si Louis XIV n’avait pas donné trop de poids à un plat livre de Quesnel, et trop de confiance aux fureurs du fripon Le Tellier, son confesseur, jamais Louis XV n’eût reçu de coup de canif. Il me paraît impossible qu’il y ait eu un complot : en ce cas, je suis justifié des éloges de ma nation ; s’il y a un complot, je n’ai rien à dire.

Je vous embrasse tendrement, vous et le grand abbé[2]. N’oubliez jamais votre vieux et très-attaché camarade V.

  1. Les quatre premiers alinéas de cette lettre sont de la main de Mme  Denis ; les trois derniers sont de l’écriture de Voltaire.
  2. L’abbé du Resnel.