Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3313

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 172-174).

3313. — À M.  DE CIDEVILLE.
À Monrion, 9 février.

Mon cher et ancien ami, je souhaite que le fatras dont je vous ai surchargé vous amuse. J’ai vu un temps où vous n’aimiez guère l’histoire. Ce n’est, après tout, qu’un ramas de tracasseries qu’on fait aux morts.

Mais, à propos de Pierre Damiens, lisez le chapitre[1] de Henri IV. On peut prendre et laisser le livre quand on veut ; les titres courants sont au haut des pages : cela soulage le lecteur ; il lit ce qui l’intéresse, et laisse le reste. Notre ami le grand abbé a-t-il reçu son exemplaire ? Mais a-t-on le temps de lire au milieu des belles choses dont Paris retentit chaque jour ? Pierre Damiens, bâtard de Ravaillac, et ses consorts, et les lettres au dauphin, et les poisons, et les exils, et le remue-ménage, et la guerre, et les vaisseaux de la compagnie des Indes qu’on nous gobe : tout cela absorbe l’attention. Les horreurs présentes ne donnent pas le temps de lire les horreurs passées.

J’ai tendrement regretté le marquis d’Argenson, notre vieux camarade. Il était philosophe, et on l’appelait à Versailles d’Argenson la bête. Je plains davantage la chèvre, s’il est vrai qu’on l’envoie brouter en Poitou… Les fleurs et les fruits de la cour étaient faits pour elle. Qui m’aurait dit, mon ami, que je serais dans une retraite plus agréable que ce ministre ? Ma situation des Délices est fort au-dessus de celle des Ormes. Je passe l’hiver dans une autre retraite, auprès d’une ville où il y a de l’esprit et du plaisir. Nous jouons Zaïre : Mme  Denis fait Zaïre, et mieux que Gaussin. Je fais Lusignan : le rôle me convient, et l’on pleure. Ensuite on soupe chez moi ; nous avons un excellent cuisinier. Personne n’exige que je fasse de visites : on a pitié de ma mauvaise santé ; j’ai tout mon temps à moi ; je suis aussi heureux qu’on peut l’être quand on digère mal. En vérité, cela vaut bien le sort d’un secrétaire d’État qu’on renvoie.


Beatus ille qui procul negotiis · · · · · · · · · · · · · · ·

(Hor., Epod., od. II, v. 1.)

La liberté, la tranquillité, l’abondance de tout, et Mme  Denis, voilà de quoi ne regretter que vous.

Le roi de Prusse m’a écrit une lettre très-tendre ; l’impératrice de Russie veut que j’aille à Pétersbourg écrire l’histoire de Pierre, son père ; mais je resterai aux Délices et à Monrion : je ne veux ni roi ni autocratrice ; j’en ai tâté ; cela suffit. Les amis et la philosophie valent mieux ; mais il est triste d’être si loin de vous.

Voilà Fontenelle mort ; c’est une place vacante dans votre cœur ; il me la faut. Vale, et me ama.


Le Suisse V.

  1. Essai sur les Mœurs, chap. clxxiv.