Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3332

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 187-188).

3332. — À MADAME DE FONTAINE,
à paris.
À Monrion, 6 mars.

Le bonhomme Lusignan dit les choses les plus tendres à Mme de Fontaine et consorts ; il est devenu à présent le bonhomme Euphémon dans l’Enfant prodigue : c’est un vieillard qui aime toujours la bonne compagnie ; jugez s’il vous chérit.

Je suis impatient de savoir si votre aimable secrétaire est[1] enfin venu à bout, avec M. de Paulmy, d’une affaire qui était si difficile avec M. d’Argenson. Il est arrivé souvent qu’on a été négligé par ceux à qui on était attaché, et qu’on réussit auprès de ceux dont on devait moins attendre. Je m’intéresse aussi aux petits chariots : c’est une chose qui certainement peut produire de grands avantages ; mais comment faire de tels préparatifs secrètement ? tout ce qui est nouveau rebute le ministère ; et cette invention nouvelle devient inutile dès qu’elle est sue.

Est-il bien sûr enfin qu’on a fait partir cinquante mille hommes, qu’on va faire une guerre très-vive au dehors, et que les affaires s’accommodent au dedans ? Pour nous, pauvres Suisses, nous ne songeons qu’à des plaisirs tranquilles. On croit chez les badauds de Paris que toute la Suisse est un pays sauvage : on serait bien étonné si on voyait jouer Zaïre à Lausanne mieux qu’on ne la joue à Paris ; on serait plus surpris encore de voir deux cents spectateurs aussi bons juges qu’il y en ait en Europe. Il y a dans mon petit pays romance, car c’est son nom, beaucoup d’esprit, beaucoup de raison, point de cabales, point d’intrigues pour persécuter ceux qui rendent service aux belles-lettres. Nous sommes libres, et nous n’abusons point de notre liberté, les tribunaux ne cessent point de rendre justice ; il n’y a ni margouillistes, ni convulsionnaires, ni de Robert-François Damiens. Notre climat vaut mieux que le vôtre ; nous avons plus longtemps de beaux jours ; il n’y a que de très-méchant vin autour de Paris, et nos coteaux en produisent d’excellent : nous avons mangé, l’automne et l’hiver, des gelinotes et des grianneaux[2] que vous ne connaissez guère. Cependant, ma chère nièce, je vous regrette de tout mon cœur ; portez-vous bien, et aimez-moi.

  1. Le marquis de Florian. M. Clogenson dit que l’affaire difficile dont il s’agit était l’élection (qui n’eut pas lieu) de Voltaire à l’Académie des inscriptions. Quant aux petits chariots, voyez ci-dessus, la lettre 3252.
  2. Nom vulgaire du petit tétras ou coq de bruyère à queue fourchue.