Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3340

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 194-196).

3340. — À M.  THIERIOT[1].
À Monrion, 26 mars.

Mon cher et ancien ami, de tous les éloges dont vous comblez ce faible Essai sur l’Histoire générale, je n’adopte que celui de l’impartialité, de l’amour extrême pour la vérité, du zèle pour le bien public, qui ont dicté cet ouvrage.

J’ai fait tout ce que j’ai pu, toute ma vie, pour contribuer à étendre cet esprit de philosophie et de tolérance qui semble aujourd’hui caractériser le siècle. Cet esprit, qui anime tous les honnêtes gens de l’Europe, a jeté d’heureuses racines dans ce pays où d’abord le soin de ma mauvaise santé m’avait conduit, et où la reconnaissance et la douceur d’une vie tranquille m’arrêtent.

Ce n’est pas un petit exemple du progrès de la raison humaine qu’on ait imprimé à Genève, dans cet Essai sur l’Histoire, avec l’approbation publique, que Calvin avait une âme atroce[2] aussi bien qu’un esprit éclairé.

Le meurtre de Servet paraît aujourd’hui abominable ; les Hollandais rougissent de celui de Barneveldt.

Je ne sais encore si les Anglais auront à se reprocher celui de l’amiral Byng.

Mais savez-vous que vos querelles absurdes, et enfin l’attentat de ce monstre Damiens, m’attirent des reproches de toute l’Europe littéraire ? Est-ce là, me dit-on, cette nation que vous avez peinte si aimable, et ce siècle que vous avez peint si sage ? À cela je réponds, comme je peux, qu’il y a des hommes qui ne sont ni de leur siècle ni de leur pays. Je soutiens que le crime d’un scélérat et d’un insensé de la lie du peuple n’est point l’effet de l’esprit du temps. Châtel et Ravaillac furent enivrés des fureurs épidémiques qui régnaient en France : ce fut l’esprit du fanatisme public qui les inspira ; et cela est si vrai, que j’ai lu une Apologie pour Jean Châtel[3] et ses fauteurs, imprimée pendant le procès de ce malheureux. Il n’en est pas ainsi aujourd’hui : le dernier attentat a saisi d’étonnement et d’horreur la France et l’Europe.

Nous détournons les yeux de ces abominations dans notre petit pays romance, appelé autrement le pays de Vaud, le long des bords du beau lac Léman ; nous y faisons ce qu’on devrait faire à Paris : nous y vivons tranquilles, nous y cultivons les lettres sans cabale.

Tavernie[4]^ disait que la vue de Lausanne sur le lac de Genève ressemble à celle de Constantinople ; mais ce qui m’en plaît davantage, c’est l’amour des arts qui anime tous les honnêtes gens de Lausanne.

On ne vous a point trompé quand on vous a dit qu’on y avait joué Zaïre, l’Enfant prodigue, et d’autres pièces, aussi bien qu’on pourrait les représenter à Paris ; n’en soyez point surpris ; on ne parle, on ne connaît ici d’autre langue que la nôtre ; presque toutes les familles y sont françaises, et il y a ici autant d’esprit et de goût qu’en aucun lieu du monde.

On ne connaît ici ni cette plate et ridicule Histoire de la guerre de 1741, qu’on a imprimée à Paris sous mon nom, ni ce prétendu Portefeuille trouvé, où il n’y a pas trois morceaux de moi, ni cette infâme rapsodie, intitulée la Pucelle d’Orléans, remplie des vers les plus plats et les plus grossiers que l’ignorance et la stupidité aient jamais fabriqués, et des insolences les plus atroces que l’effronterie puisse mettre sur le papier.

Il faut avouer que depuis quelque temps on a fait à Paris des choses bien terribles avec la plume et le canif.

Je suis consolé d’être loin de mes amis, en me voyant loin de toutes ces énormités ; et je plains une nation aimable qui produit des monstres.

  1. Cette lettre, imprimée dans le Mercure de mai 1757, l’a aussi été séparément la même année.
  2. Cette expression d’âme atroce n’est dans aucune édition de l’Essai sur l’Histoire, etc. ; voyez tome XII, page 308.
  3. Apologie pour Jean Châtel, par François de Vérone (Jean Boucher), Paris, 1595, in-8o, réimprimée sans nom d’auteur l’année de la mort de Henri IV, 1610, in-8o.
  4. Tavernier (J.-B.), né en 1605, mort en 1686 ou 1689, avait habité longtemps un château à Aubonne, à quatre lieues de Lausanne.