Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3351

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 203-204).

3351. — À M.  LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, 20 avril.

Mon héros, il y a longtemps que j’ai l’honneur d’être de votre avis sur bien des choses, et j’en serai sans doute encore sur tous vos acteurs tragiques. Je les crois très-médiocres ; mais Lekain leur est fort supérieur, à ce que dit le public. Il y a, sur de plus grands et de plus nobles théâtres, des acteurs qui ne valent pas mieux, et qui sont employés et récompensés. Ce siècle-ci est plus fécond en loteries qu’en grands hommes : il y aura toujours des jeunes gens qui rempliront les grandes places, il n’y en aura pas qui aient votre gloire. C’est surtout chez les étrangers que cette gloire est mise à son prix : la cabale et l’envie ne peuvent séduire ceux qui sont sans intérêt, et qui n’en croient que les faits et la renommée. Je voudrais que vous entendissiez les voyageurs que je vois quelquefois dans mes ermitages allobroges et suisses : vous seriez content d’eux et de vous ; mais quoique vous puissiez avoir quelques jaloux en France, vous devez y avoir bien peu de rivaux, et je doute qu’il y ait beaucoup d’hommes que le public ose placer à vos côtés. Vous prétendez qu’il n’y a de bon que la santé ; je sens mieux que vous, mon héros, de quel prix elle est, puisque je l’ai perdue ; mais, de grâce, comptez la gloire dont vous jouissez pour quelque chose. Achille, dans Homère, dit que la gloire est une chimère, quand il est en colère ; mais, dans le fond de son cœur, il l’aime à la folie.

Le Salomon du Nord en aura beaucoup, je parle de gloire et non de folie, s’il se tire du précipice sur le bord duquel il s’est mis ; il y est avec plus de deux cent mille hommes, et c’en est assez pour attendre les événements. Les Russes ne paraissent point : il semble fort difficile aux Autrichiens de pénétrer dans les défilés de la Silésie, de la Lusace, et de la Saxe. Je crois que vos troupes pourront aller sans obstacles jusqu’au fond de la Westphalie, et c’est assurément une grande perte pour lui. Il vous attend peut-être à Magdebourg : s’il vous donne bataille dans les plaines, auprès de cette ville, il paraît qu’alors il joue un jeu avantageux : car, s’il est battu, il couvre tout son pays par delà Magdebourg ; et, s’il vous arrive un malheur, où sera votre retraite ?

Il faut que j’aie une terrible confiance en vos bontés pour oser vous dire les rêveries qui me passent par la tête. Pardon, monseigneur, si moi, qui ne connais que les événements passés, et encore assez mal, j’ose parler ainsi du présent devant vous. C’est à celui qui a fait de grandes choses à juger de la grande scène qui s’ouvre. La pièce est belle et bien intriguée ; si vous étiez acteur, je répondrais du cinquième acte. Mme  Denis et moi nous sommes réunis toujours dans nos transports pour vous.

Recevez les tendres respects du Suisse, etc.