Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3356

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 208-209).

3356. — À M.  DE CIDEVILLE.
Aux Délices, 18 mai.

J’ai admiré, mon cher et ancien ami, la bonté de votre âme, dans le compte que vous avez daigné me rendre des aventures de Mlle  de Ponthieu[1] ; mais je n’ai pas été moins surpris de la netteté de votre exposé dans un sujet si embrouillé. On ne peut mieux rapporter un mauvais procès ; vous auriez été un excellent avocat général. J’ai tardé trop longtemps à vous remercier.

Je n’ai nulle envie de me mettre actuellement dans la foule de ceux qui donnent des pièces au public : il est inutile d’envoyer son plat à ceux qu’on crève de bonne chère. Je ne veux présenter mes oiseaux du lac Léman que dans des temps de jeûne. Vous savez d’ailleurs qu’on n’est pas oisif pour être un campagnard ; il vaut bien autant planter des arbres que faire des vers. Je n’adresse point d’Épître à mon jardinier[2] Antoine ; mais j’ai assurément une plus jolie campagne que Boileau, et ce n’est point la fermière qui ordonne[3] nos soupers.

J’ai eu la curiosité autrefois de voir cette maison de Boileau : cela avait l’air d’un fort vilain petit cabaret borgne : aussi Despréaux s’en défit-il, et je me flatte que je garderai toujours mes Délices.


J’en suis plus amoureux, plus la raison m’éclaire[4].


Je n’ai guère vu ni un plus beau plain-pied ni des jardins plus agréables, et je ne crois pas que la vue du Bosphore soit si variée. J’aime à vous parler campagne, car, ou vous êtes actuellement à la votre[5], ou vous y allez. On dit que vous en avez fait un très-joli séjour ; c’est dommage qu’il soit si éloigné de mon lac. Je me flatte que la santé de M.  l’abbé du Resnel est raffermie, et que la vôtre n’a pas besoin de l’être. C’est là le point important, c’est le fondement de tout, et l’empire de la terre ne vaut pas un bon estomac. Je souffre ici bien moins qu’ailleurs, mais je digère presque aussi mal que si j’étais dans une cour : sans cela, je serais trop heureux ; mais Mme  Denis digère, et cela suffit : vous m’avouerez qu’elle en est bien digne, après avoir quitté Paris pour moi.

Bonsoir, mon cher et ancien ami. J’ai toujours oublié de vous demander si les trois académies, dont Fontenelle était le doyen, ont assisté à son convoi. Si elles n’ont pas fait cet honneur aux lettres et à elles-mêmes, je les déclare barbares.

  1. Adèle de Ponthieu, tragédie de La Place, représentée, pour la première fois, le 28 avril 1757.
  2. Titre de la xie des Épîtres de Boileau.
  3. Voyez l’Épitre vi (de Boileau) à M.  de Lamoignon, v. 37.
  4. C’est à peu près le vers d’Armide, acte V, scène i.
  5. Launay, près Rouen.