Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3358

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 210).

3358. — À M. DARGET.
Aux Délices, 20 mai 1757.

On gâte ses yeux, mon cher et ancien ami, en lisant, en buvant, et en faisant mieux : voyez si vous n’êtes pas coupable de quelque excès dans ces trois belles opérations. Se frotter les yeux d’eau tiède en hiver, et d’eau fraîche en été, est tout ce qu’il y a de mieux : frotter n’est pas le mot, c’est bassiner que je voulais dire ; les remèdes les plus simples sont les meilleurs en tout genre.

Je vous assure que je suis bien fâché que ce ne soit pas vous qui achetiez la terre de M. de Boisy. Elle n’est qu’à une lieue de chez moi. Le château n’est pas si agréable que ma maison, il s’en faut beaucoup ; mais c’est une terre très-vivante, et mon petit domaine est très-ruinant ; j’ai préféré dulce utili[1].

Eh bien, voilà donc comme on traite ce cher frère, à qui on dit des choses si tendres dans l’épître dédicatoire ! Je ne sais plus où j’en suis sur tout cela. Il peut encore arriver malheur : on peut avancer trop loin ; des Cyrus peuvent trouver des Tomiris ; il ne faut qu’un coupe-gorge pour ruiner un grand joueur. J’enfile des proverbes comme Sancho Pança, mais c’est que je suis accoutumé aux Don Quichottes : voyez comme a fini Charles XII. Bienheureux qui vit fort loin de tous ces illustres et dangereux mortels ! Figurez-vous que Patkul[2] a demeuré deux ans à quatre pas de chez moi : donc il ne faut pas en sortir. Ce monde est un grand naufrage ; sauve qui peut, c’est ce que je dis souvent. Faites souvenir de moi Mme Dupin. Adieu, mon cher et ancien ami.


Le Suisse Voltaire,
  1. Allusion à l’utile dulci d’Horace, Art poët., vers 343.
  2. Roué et écartele par ordre de Charles XII ; voyez tome XVI, page 220.