Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3372

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 224-225).

3372. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Aux Délices, près de Genève, 24 juin, par Lyon et Strasbourg,
chemin un peu long.

Madame, ce sont les lettres dont Votre Altesse sérénissime m’honore, qui sont charmantes. Vous ressemblez aux déesses d’Homère qui, selon Mme Dacier, adoucissent le ton sévère des combats. Il me semble que votre esprit est, comme vos États, tranquille au milieu des agitations publiques.

Le meilleur des mondes possibles est bien vilain depuis deux ans ; mais il y a longtemps qu’il est sur ce pied-là. Cette nouvelle secousse n’approche pas encore de celles des siècles passés ; mais avec le temps on pourra parvenir à égaler toutes les misères et toutes les horreurs des temps les plus héroïques. Il y aurait bien du malheur si des armées prussiennes, autrichiennes, russiennes, hanovriennes, françaises, etc., ne ruinaient pas au moins une cinquantaine de villes, ne réduisaient à la mendicité quelque cinquante mille familles, et ne faisaient périr quatre ou cinq cent mille hommes. Voilà déjà le quart de Prague en cendres. On ne peut pas dire encore : Tout est bien ; mais cela ne va pas mal, et avec le temps l’optimisme sera démontré. Je ne sais cependant, madame, qui je dois féliciter davantage, ou ceux qui sont écrasés par des bombes avec leur femme et leurs enfants, ou ceux que la nature condamne à souffrir toute leur vie, et qui sont entre les mains des médecins pour achever leur belle destinée. J’ai l’honneur d’être du nombre des derniers, et sans cela j’aurais la consolation d’écrire plus souvent à Votre Altesse sérénissime.

J’ai quelque envie de vivre, madame, pour voir le dénoûment de toute cette grande tragédie, qui n’en est encore qu’au second acte. Mais je voudrais vivre surtout pour me mettre à vos pieds : car, quand même ce monde ne serait pas le meilleur des mondes, votre cour est assurément pour moi la meilleure des cours possibles. Je ne sais, madame, aucune nouvelle dans ma retraite : tant mieux quand il n’y en a point, car la plupart des nouvelles publiques sont des malheurs. Je suis toujours dans cette maison de campagne qui m’est chère par le nom du prince qui l’a occupée. J’y fais des vœux pour la prospérité de Votre Altesse sérénissime, et pour toute votre auguste maison. Je pense souvent à la grande maîtresse des cœurs, et, faute de papier, je finis avec un profond respect.

  1. Éditeurs, Bavoux et Franrois.