Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3371

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 223-224).
3371. — À M. JEAN SCHOUVALOW[1].
chambellan de l’impératrice de russie, à moscou.
Aux Délices, 24 juin.

Monsieur, j’ai reçu les cartes que Votre Excellence a eu la bonté de m’envoyer. Vous prévenez mes désirs, en me facilitant les moyens d’écrire une Histoire de Pierre le Grand, et de faire connaître l’empire russe. La lettre dont vous m’honorez redouble mon zèle, La manière dont vous parlez notre langue me fait croire que je travaillerai pour mes compatriotes, en travaillant pour vous et pour votre cour. Je ne doute pas que Sa Majesté l’impératrice n’agrée et n’encourage le dessein que vous avez formé pour la gloire de son père.

Je vois avec satisfaction, monsieur, que vous jugez comme moi que ce n’est pas assez d’écrire les actions et les entreprises en tout genre de Pierre le Grand, lesquelles, pour la plupart, sont connues : l’esprit éclairé, qui règne aujourd’hui dans les principales nations de l’Europe demande qu’on approfondisse ce que les historiens effleuraient autrefois à peine.

On veut savoir de combien une nation s’est accrue ; quelle était sa population avant l’époque dont on parle ; quel est, depuis cette époque, le nombre de troupes régulières qu’elle entretenait, et celui qu’elle entretient ; quel a été son commerce, et comment il s’est étendu ; quels arts sont nés dans le pays ; quels arts y ont été appelés d’ailleurs, et s’y sont perfectionnés ; quel était à peu près le revenu ordinaire de l’État, et à quoi il monte aujourd’hui ; quelle a été la naissance et le progrès de la marine ; quelle est la proportion du nombre des nobles avec celui des ecclésiastiques et des moines, et quelle est celle de ceux-ci avec les cultivateurs, etc.

On a des notions assez exactes de toutes ces parties qui composent l’État, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Espagne ; mais un tel tableau de la Russie serait bien plus intéressant, parce qu’il serait plus nouveau, parce qu’il ferait connaître une monarchie dont les autres nations n’ont pas des idées bien justes, parce que enfin ces détails pourraient servir à rendre Pierre le Grand, l’impératrice sa fille, et votre nation, et votre gouvernement, plus respectables. La réputation a toujours été comptée parmi les forces véritables des royaumes. Je suis bien loin de me flatter d’ajouter à cette réputation : ce sera vous, monsieur, qui ferez tout en m’envoyant les mémoires que vous voulez bien me faire espérer, et je ne serai que l’instrument dont vous vous servirez pour travailler à la gloire d’un grand homme et d’un grand empire.

Je vous avoue, monsieur, que les médailles sont de trop[2]. Je suis confus de votre générosité, et je ne sais comment m’y prendre pour vous en témoigner ma reconnaissance. Je sens tout le prix de votre présent ; mais un présent non moins cher sera celui des mémoires qui me mettront nécessairement en état de travailler à un ouvrage qui sera le vôtre.

  1. Il y a deux Schowalow, ou plutôt Schouvalow, également correspondants de Voltaire, qu’ils sont allés tous deux voir à Ferney : l’oncle Jean Schouvalow, et le comte André Schouvalow, le neveu, auteur de l’Êpître à Ninon. Il s’agit, dans toute la partie de la correspondance qui va suivre, de Jean Schouvalow, qui fut le favori d’Elisabeth, et non de Catherine II. Voyez l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux, du 30 septembre 1864, page 240.
  2. Voyez lettre 3326.