Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3380

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 232-233).

3380. — À MADAME DE FONTAINE,
à paris.
Aux Délices, 18 juillet.

Ma chère nièce, mille amitiés à vous et aux vôtres. Que faites-vous à présent ? Il y a un an que vous étiez bien malade à mes Délices, mais il paraît aujourd’hui que vous vous passez à merveille du docteur. Êtes-vous à Paris ? êtes-vous à la campagne ? allez-vous à Hornoi ? vous amusez-vous avec le philosophe[1] du grand conseil ? Votre fils n’a-t-il pas déjà six pieds de haut ? Mettez-moi au fait, je vous en prie, de votre petit royaume. Quant à celui de France, il me paraît qu’il fait grande chère et beau feu. Il jette l’argent par les fenêtres ; il emprunte à droite et à gauche, à sept, à huit pour cent ; il arme sur terre et sur mer. Tant de magnificence rend nos Normands de Genève circonspects ; ils ne veulent pas prêter à de si grands seigneurs ; et ils disent que le dernier emprunt de quarante millions n’étrenne pas.

Pour vous, monsieur le grand écuyer de Cyrus, je crois que vous avez montré la curiosité, la rareté de la tactique assyrienne et persane à un moderne qui se moque quelquefois du temps présent et du temps passé. Je m’imagine qu’à présent on croit n’avoir pas besoin de machines pour achever la ruine de Luc[2]. Mais quand j’écrivis au héros de Mahon qu’il fallait qu’il vît notre char d’Assyrie, on avait alors besoin de tout. Les choses ont changé du 6 de juin au 18 ; et on croit tout gagné parce qu’on a repoussé Luc à la septième attaque. Les choses peuvent encore éprouver un nouveau changement dans huit jours, et alors le char paraîtra nécessaire ; mais jamais aucun général n’osera s’en servir, de peur du ridicule en cas de mauvais succès. Il faudrait un homme absolu, qui ne craignît point les ridicules, qui fût un peu machiniste, et qui aimât l’histoire ancienne. Mandez-moi, je vous prie, quelque chose de l’histoire moderne de vos amusements. Je vous embrasse tous de tout mon cœur, Valete.

  1. L’abbé Mignot.
  2. Ce mot, qui désigne le roi de Prusse, n’est, dit-on, qu’un anagramme qui rappelle les goûts du monarque. Wagniére cependant dit que Voltaire donnait le nom de Luc à Frédéric, parce que ce monarque l’avait mordu comme un singe qui s’appelait Luc. (B.)