Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3381

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 233-234).

3381. — À M.  LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU[1].
Aux Délices, 19 juillet.

Mon héros, c’est à vous à juger des engins meurtriers, et ce n’est pas à moi d’en parler. Je n’avais proposé ma petite drôlerie que pour les endroits où la cavalerie peut avoir ses coudées franches, et j’imaginais que partout où un escadron peut aller de front, de petits chars peuvent aller aussi. Mais puisque le vainqueur de Mahon renvoie ma machine aux anciens rois d’Assyrie, il n’y a qu’à la mettre avec la colonne de Folard dans les archives de Babylone, J’allais partir, monseigneur ; j’allais voir mon héros ; et je m’arrangeais avec votre médecin La Virotte[2], que vous avez très-bien choisi, autant pour vous amuser que pour vous médicamenter dans l’occasion. Mme  Denis tombe malade, et même assez dangereusement. Il n’y a pas moyen de laisser toute seule une femme qui n’a que moi, au pied des Alpes, pour un héros qui a trente mille hommes de bonne compagnie auprès de lui. Je suis homme à vous aller trouver en Saxe, car j’imagine que vous allez dans ces quartiers-là. Faites, je vous en prie, le moins de mal que vous pourrez à ma très-adorée Mme  la duchesse de Gotha, si votre armée dîne sur son territoire. Si vous passiez par Francfort, Mme  Denis vous supplierait très-instamment d’avoir la bonté de lui faire envoyer les quatre oreilles de deux coquins, l’un nommé Freytag, résident sans gages du roi de Prusse à Francfort, et qui n’a jamais eu d’autres gages que ce qu’il nous a volé ; l’autre[3] est un fripon de marchand, conseiller du roi de Prusse. Tous deux eurent l’impudence d’arrêter la veuve d’un officier du roi, voyageant avec un passe-port du roi. Ces deux scélérats lui firent mettre des baïonnettes dans le ventre, et fouillèrent dans ses poches. Quatre oreilles, en vérité, ne sont pas trop pour leurs mérites.

Je crois que le roi de Prusse se défendra jusqu’à la dernière extrémité. Je souhaite que vous le preniez prisonnier, et je le souhaite pour vous et pour lui, pour son bien et pour le vôtre. Son grand défaut est de n’avoir jamais rendu justice ni aux rois qui peuvent l’accabler, ni aux généraux qui peuvent le battre. Il regardait tous les Français comme des marquis de comédie, et se donnait le ridicule de les mépriser, en se donnant celui de les copier. Il a cru avoir formé une cavalerie invincible, que son père avait négligée, et avoir perfectionné encore l’infanterie de son père, disciplinée pendant trente ans par le prince d’Anhalt. Ces avantages, avec beaucoup d’argent comptant, ont tenté un cœur ambitieux, et il a pensé que son alliance avec le roi d’Angleterre le mettrait au-dessus de tout. Souvenez-vous que, quand il fit son traité[4] et qu’il se moqua de la France, vous n’étiez point parti pour Mahon. Les Français se laissaient prendre tous leurs vaisseaux, et le gouvernement semblait se borner à la plainte. Il crut la France incapable même de ressentiment ; et je vous réponds qu’il a été bien étonné quand vous avez pris Minorque. Il faut à présent qu’il avoue qu’il s’est trompé sur bien des choses. S’il succombe, il est également capable de se tuer et de vivre en philosophe. Mais je vous assure qu’il disputera le terrain jusqu’au dernier moment. Pardonnez-moi, monseigneur, ce long verbiage. Plaignez-moi de n’être pas auprès de vous. Mme  Denis, qui est à son troisième accès d’une fièvre violente, vous renouvelle ses sentiments. Comptez que nos deux cœurs vous appartiennent.

  1. L’autographe appartient à M.  Bérard, qui l’a fait imprimer dans la cinquième livraison de l’Isographie ; et c’est de son consentement que je donne ici cette lettre. (B.)
  2. Voyez tome XXXVII, page 561.
  3. Schmit.
  4. Avec les Anglais, du 10 janvier 1756.