Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3402

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 250-252).

3402. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
(a vous seul.)

Mon héros, vous avez vu et vous avez fait des choses extraordinaires. En voici une qui ne l’est pas moins, et qui ne vous surprendra pas. Je la confie à vos bontés pour moi, à vos intérêts, à votre prudence, à votre gloire.

Le roi de Prusse s’est remis à m’écrire avec quelque confiance. Il me mande qu’il est résolu de se tuer, s’il est sans ressource ; et madame la margrave sa sœur m’écrit qu’elle finira sa vie si le roi son frère finit la sienne. Il y a grande apparence qu’au moment où j’ai l’honneur de vous écrire le corps d’armée de M. le prince de Soubise est aux mains avec les Prussiens. Quelque chose qui arrive, il y a encore plus d’apparence que ce sera vous qui terminerez les aventures de la Saxe et du Brandebourg, comme vous avez terminé celles de Hanovre et de la Hesse. Vous courez la plus belle carrière où on puisse entrer en Europe ; et j’imagine que vous jouirez de la gloire d’avoir fait la guerre et la paix.

Il ne m’appartient pas de me mêler de politique, et j’y renonce comme aux chars des Assyriens ; mais je dois vous dire que, dans ma dernière lettre[1] à Mme la margrave de Baireuth, je n’ai pu m’empêcher de lui laisser entrevoir combien je souhaite que vous joigniez la qualité d’arbitre à celle de général. Je me suis imaginé que, si l’on voulait tout remettre à la bonté et à la magnanimité du roi, il vaudrait mieux qu’on s’adressât à vous qu’à tout autre ; en un mot, j’ai hasardé cette idée sans la donner comme conjecture ni comme conseil, mais simplement comme un souhait qui ne peut compromettre ni ceux à qui on écrit, ni ceux dont on parle[2] ; et je vous en rends compte sans autre motif que celui de vous marquer mon zèle pour votre personne et pour votre gloire. Vous n’ignorez pas que Mme de Baireuth a voulu déjà entamer une négociation qui n’a eu aucun succès ; mais ce qui n’a pas réussi dans un temps peut réussir dans un autre, et chaque chose a son point de maturité. Je n’ajoute aucune réflexion ; je crois seulement devoir vous dire que, dans le cas où l’on puisse résoudre le roi de Prusse à remettre tout entre vos mains, ce ne sera que par madame la margrave sa sœur qu’on pourra y réussir.

J’espère que ma lettre ne sera pas prise par des housards prussiens ou autrichiens ; je ne signe ni ne date. Vous connaissez mon ermitage ; j’ose vous supplier de m’écrire seulement quatre mots qui m’instruisent que vous avez reçu ma lettre.

J’ai eu l’honneur de mettre sous votre protection une lettre pour Mme la duchesse de Saxe-Gotha. Plus d’une armée mange son pauvre pays, et, tout galant que vous êtes, vous y avez quelque part. Vous ne pouvez toujours contenter toutes les dames.

Permettez que j’ajoute que vous avez parmi vos aides de camp un comte de Divonne[3], mon voisin, qu’on dit très-aimable, et très-empressé à vous bien servir. Vous êtes très-bien en médecins et en aides de camp. Ils sont bien heureux. Que ne puis-je, comme eux, être à portée de voir mon héros !

  1. Voyez le troisième alinéa de la lettre 3394.
  2. L’idée de M. de Voltaire fut adoptée, comme on le voit par les lettres suivantes ; et elle aurait épargné de très-grands malheurs à la France, si elle eût produit à la cour l’effet qu’on pouvait raisonnablement en attendre.

    Lettre de S.M. le roi de Prusse à M. le maréchal de Richelieu
    À Rote, le 6 septembre 1757.

    Je sens, monsieur le duc, que l’on ne vous a pas mis dans le poste où vous êtes pour négocier ; je suis cependant très-persuadé que le neveu du grand cardinal de Richelieu est fait pour signer des traités comme pour gagner des batailles. Je m’adresse à vous par un effet de l’estime que vous inspirez à ceux qui ne vous connaissent pas même particulièrement. Il s’agit d’une bagatelle, monsieur : de faire la paix, si on le veut bien. J’ignore quelles sont vos instructions ; mais, dans la supposition qu’assuré de la rapidité de vos progrès le roi votre maître vous aura mis en état de travailler à la pacification de l’Allemagne, je vous adresse M. Delchetet, dans lequel vous pouvez prendre une confiance entière. Quoique les événements de cette année ne devraient pas me faire espérer que votre cour conserve encore quelque disposition favorable pour mes intérêts, je ne puis cependant me persuader qu’une liaison, qui a duré seize années, n’ait pas laissé quelque trace dans les esprits : peut-être que je juge des autres par moi-même. Quoi qu’il en soit enfin, je préfère de confier mes intérêts au roi votre maître plutôt qu’à tout autre. Si vous n’avez, monsieur, aucune instruction relative aux propositions que je vous fais, je vous prie d’en demander, et de m’informer de leur teneur. Celui qui a mérité des statues à Gênes, celui qui a conquis l’ile de Minorque, malgré des obstacles immenses, celui qui est sur le point de subjuguer la basse Saxe, ne peut rien faire de plus glorieux que de travailler à rendre la paix à l’Europe. Ce sera, sans contredit, le plus beau de vos lauriers. Travaillez-y, monsieur, avec cette activité qui vous fait faire des progrès si rapides, et soyez persuadé que personne ne vous en aura plus de reconnaissance, monsieur le duc, que votre fidèle ami,


    Fédéric

    Réponse de M. le maréchal de Richelieu au roi de Prusse.

    Sire, quelque supériorité que Votre Majesté ait en tout genre, il y aurait peut-être beaucoup à gagner pour moi de négocier, plutôt qu’à combattre vis-à-vis un héros tel que Votre Majesté. Je crois que je servirais le roi mon maître d’une façon qu’il préférerait à des victoires si je pouvais contribuer au bien d’une paix générale. Mais j’assure Votre Majesté que je n’ai ni instructions ni notions sur les moyens d’y pouvoir parvenir.

    Je vais envoyer un courrier pour rendre compte des ouvertures que Votre Majesté veut bien me faire, et j’aurai l’honneur de lui rendre la réponse de l’affaire dont je suis convenu avec M. Delchetet.

    Je sens, comme je le dois, tout le prix des choses flatteuses que je reçois d’un prince qui fait l’admiration de l’Europe, et qui, si j’ose le dire, a fait encore plus la mienne particulière. Je voudrais bien au moins pouvoir mériter ses bontés en le servant dans le grand ouvrage qu’il parait désirer, et auquel il croit que je peux contribuer ; je voudrais surtout pouvoir lui donner des preuves du profond respect avec lequel je suis, etc. (K.)

  3. Divonne est une commune située entre Prangins et Gex.