Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3413

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 261-262).

3413. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL
Aux Délices, 12 septembre.

Mon divin ange, moi, qui n’ai point pris les eaux de Plombières, je suis bien malade, et je suis puni de n’avoir point été faire ma cour à Mme  d’Argental. Je voudrais qu’on eût brûlé, avec la fausse Jeanne, le détestable auteur de cette infâme rapsodie. Elle est incontestablement de La Beaumelle ; mais s’il n’est pas ars[1], il est en lieu[2] où il doit se repentir.

On dit que c’est l’abbé de Bernis qui a ménagé le rétablissement du[3] parlement ; si cela est, il joue un bien beau rôle dans l’Europe et en France. Je ne lui ai jamais écrit depuis mon absence ; j’ai toujours craint que mes lettres ne parussent intéressées, et je me suis contenté d’applaudir à sa fortune, sans l’en féliciter. Qui eût cru, quand le roi de Prusse faisait autrefois des vers contre lui, que ce serait lui qu’il aurait un jour le plus à craindre[4] ?

Les affaires de ce roi, mon ancien disciple et mon ancien persécuteur, vont de mal en pis. Je ne sais si je vous ai fait part de la lettre[5] qu’il m’a écrite il y a environ trois semaines : J’ai appris, dit-il, que vous vous étiez intéressé à mes succès et à mes malheurs ; il ne me reste qu’à vendre cher ma vie, etc., etc. Sa sœur, la margrave de Baireuth, m’en écrit une beaucoup plus lamentable.


Allons, ferme, mon cœur, point de faiblesse humaine[6].

Mon cher ange, j’écrirai pour Brizrd[7] tout ce que vous ordonnerez. Ayez la bonté de m’instruire de son admission dans le rang des héros, dès qu’on l’aura reçu. J’espère que l’autre héros de Mahon gouvernera mieux son armée que le tripot de la Comédie. À propos de Mahon, savez-vous que l’amiral Byng m’a fait remettre, en mourant, sa justification[8] ? Me voilà occupé à juger Pierre le Grand et l’amiral Byng ; cela n’empêchera pas que je n’obéisse à vos ordres tragiques,


· · · · · · · · · · · · · · · Si qua
Numina læva sinunt, auditque vocatus Apollo.

(Georg., lib. IV, v. 6.)

En voilà beaucoup pour un malade.

Mme  Denis et le Suisse Voltaire vous embrassent tendrement.

  1. Vieux mot ; participe du verbe arder, ou ardre, qui signifie brûler.
  2. La Beaumelle, mis à la Bastille au mois d’août 1756, en était sorti le 1er septembre 1757 pour se rendre en Languedoc, lieu de son exil.
  3. Ce rétablissement venait d’avoir lieu le 1er septembre.
  4. Dans son Épitre au comte de Gotter, Frédéric avait dit, vers 398 :

    Et je laisse à Bernis sa stérile abondance.

  5. Le billet cité dans la lettre 3397.
  6. Molière, Tartuffe, acte IV, scène iii.
  7. J.-B. Britard, dit Brizard, né à Orléans en 1721, débuta sur la scène française le 30 juillet 1757, fut reçu en mars 1758, se retira en 1786, et mourut le 30 janvier 1791.
  8. Voyez tome XV, page 340.