Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3422

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 267-269).

3422. — À M. DE LA MICHODIÈRE[1],
intendant d’auvergne.

Monsieur, c’est à Breslau, à Londres, et à Dordrecht, qu’on commença, il y a environ trente ans, à supputer le nombre des habitants par celui des baptêmes. On multiplia, dans Londres, le nombre des baptêmes par 35, à Breslau, par 33, M. de Kerseboum, magistrat de Dordrecht, prit un milieu. Son calcul se trouva très-juste : car, s’étant donné la peine de compter un par un tous les habitants de cette petite ville, il vérifia que sa règle de 34 était la plus sûre.

Cependant elle ne l’est ni dans les villes dont il part beaucoup d’émigrants, ni dans celles où viennent s’établir beaucoup d’étrangers ; et, dans ce dernier cas, on ajoute pour les étrangers un supplément qu’il n’est pas malaisé de faire.

Toutes ces régles ne sont pas d’une justesse mathématique ; vous savez mieux que moi, monsieur, qu’il faut toujours se contenter de l’à-peu-près. La fameuse méridienne de France n’est certainement pas tirée en ligne droite ; le roi n’a pas le même revenu tous les ans, et le complet n’est jamais dans les troupes. Il n’y a que Dieu qui ait fait au juste le dénombrement des combattants du peuple d’Israël, qui se trouva de six cent mille[2] hommes au bout de deux cent quinze ans, tous descendants de Jacob, sans compter les femmes, les vieillards, et les enfants.

Les habitants de Clermont en Auvergne ne peuvent avoir augmenté dans cette miraculeuse progression. Ceux qui ont attribué quarante-cinq mille citoyens à cette ville ont presque autant exagéré que l’historien Josèphe, qui comptait douze cent mille âmes dans Jérusalem pendant le siège. Jérusalem n’en a jamais pu contenir trente mille.

Lorsque j’étais à Bruxelles[3], on me disait que la ville avait cinquante mille habitants : le pensionnaire, après avoir pris toutes les instructions qu’il pouvait, m’avoua qu’il n’en avait pas trouvé dix-sept mille[4].

J’ai fait usage de la règle de 34 à Genève ; elle s’est trouvée un peu trop forte. On compte dans Genève environ vingt-cinq mille habitants ; il y naît environ sept cent soixante-quinze enfants, année commune : or 775 multiplié par 34 donne 26,350.

La règle de 33 donnerait 25,575 têtes à Genève[5]. Cela posé, monsieur, il paraît évident qu’il y a tout au plus vingt mille personnes à Clermont, et ce nombre ne doit pas vous paraître extraordinaire ; les hommes ne peuplent pas comme le prétendent ceux[6] qui nous disent froidement qu’après le déluge il y avait des millions d’hommes sur la terre. Les enfants ne se font pas à coups de plume, et il faut des circonstances fort heureuses pour que la population augmente d’un vingtième en cent années. Un dénombrement fait en 1718, probablement très-fautif, ne donne à Clermont que 1,324 feux ; si on comptait (en exagérant) dix personnes par feu, ce ne serait que 13,240 têtes ; et si, depuis ce temps, le nombre en était monté à vingt mille, ce serait un progrès dont il n’y a guère d’exemples. Il vaut mieux croire que l’auteur du dénombrement des feux s’est trompé ; mais, quand même il se serait trompé de moitié, quand même il y aurait eu le double de feux qu’il suppose, c’est-à-dire 2,648, jamais on ne compte que cinq à six habitants par feu ; mettons-en six : il y aurait eu 15,888 habitants à Clermont ; et, depuis ce temps, le nombre se serait accru jusqu’à vingt mille par une administration heureuse, et par des événements que j’ignore.

Tout concourt donc, monsieur, à persuader que Clermont ne contient en effet que vingt mille habitants ; s’il s’en trouvait quarante mille sur environ 588 baptêmes par an, ce serait un prodige unique dont je ne pourrais demander la raison qu’à vos lumières.

Voilà, monsieur, ce que mes faibles connaissances me permettent de répondre à la lettre dont vous m’avez honoré. Cette lettre me fait voir quelle est votre exactitude et votre sage application dans votre gouvernement ; elle me remplit d’estime pour vous, monsieur ; et ce n’est que par pure obéissance à vos ordres que je vous ai exposé mes idées, que je dois en tout soumettre aux vôtres. Vous êtes à portée de faire une opération beaucoup plus juste que ma règle. On vient, dans toute l’étendue de la domination de Berne, d’envoyer dans chaque maison compter le nombre des maîtres, des domestiques, et même des chevaux. Il est vrai qu’on s’en rapporte à la bonne foi de chaque particulier, dans le seul pays de l’Europe où l’on ne paye pas la moindre taxe au souverain, et où cependant le souverain est très-riche. Mais, sous une administration telle que la vôtre, quel particulier pourrait déranger, par sa réticence, une opération utile qui ne tend qu’à faire connaître le nombre des habitants, et à leur procurer des secours dans le besoin ?

J’ai l’honneur d’être avec la plus respectueuse estime, etc.


Voltaire.
  1. Cette lettre, datée ainsi : Ferney, novembre, dans l’édition de Kehl, ne fut certainement écrite ni à Ferney ni en novembre 1757. Voltaire n’acheta Ferney que vers octobre 1758, et ce fut dès octobre 1757 que J.-B.-Fr. de La Michodière, né le 2 septembre 1720, passa de l’intendance de Riom à celle de Lyon. (Cl.)
  2. Il est question de six cent trois mille cinq cent cinquante dans le chapitre ier des Nombres, verset 46.
  3. En 1740, 1741. et 1742.
  4. En 1824, on comptait cent douze mille habitants à Bruxelles. (Cl.)
  5. C’était ce nombre d’habitants que des hommes bien informés comptaient encore à Genève en 1823. (Cl.)
  6. Le père Petau ; voyez tome XXVII, page 73.