Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3435

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 285-286).

3435. — À M. BERTRAND.
Lausanne, 21 octobre.

Il y a, mon très-cher philosophe, force méchants et force fous en ce bas monde, comme vous le remarquez très à propos ; mais vous êtes la preuve qu’il y a aussi des gens vertueux et sages. Les La Beaumelle et les insectes de cette espèce pourraient nous faire prendre le genre humain en haine ; mais des cœurs tels que M. et Mme de Freudenreich nous raccommodent avec lui. Il s’en trouve de cette trempe à Genève. Les brouillons qui ont répondu avec amertume à vos sages insinuations sont désapprouvés de leurs confrères, et ont excité l’indignation des magistrats. Pour moi, j’ai tenu la parole que j’ai donnée de ne rien lire des pauvretés que des gens de très-mauvaise foi se sont avisés d’écrire. Toute cette basse querelle est venue de ce que j’ai donné l’Histoire générale aux Cramer, au lieu d’en gratifier un autre. Le chef de la cabale[1] est celui-là même qui avait fait imprimer l’Histoire générale en deux volumes, lorsqu’elle était imparfaite, tronquée, et très-licencieuse. Il s’élève contre elle lorsqu’elle est complète, vraie, et sage. Je n’ai fait que produire les lettres de ce tartufe, par lesquelles il me priait de lui donner mon manuscrit. Elles l’ont couvert de confusion. Il se meurt de chagrin : je le plains, et je me tais. Il demanda, il y a six semaines, au conseil, communication du procès de Servet. On le refusa tout net. Hélas ! il aurait vu peut-être qu’on brûla ce pauvre diable avec des bourrées vertes où les feuilles étaient encore ; il fit prier maître Jehan Calvin, ou Chauvin, de demander au moins des fagots secs ; et maître Jehan répondit qu’il ne pouvait en conscience se mêler de cette affaire. En vérité, si un Chinois lisait ces horreurs, ne prendrait-il pas nos disputeurs d’Europe pour des monstres ?

Ajoutons, pour couronner l’œuvre, que c’est un anti-trinitaire qui veut aujourd’hui justifier la mort de Servet.


Quam temere in nosmet legem sancimus iniquam !

(Hor., liv. I, sat. iii, v. 67.)

Je vais écrire pour avoir des nouvelles de Syracuse. Il n’est pas juste qu’elle perde l’honneur de son tremblement ; il faut qu’il soit enregistré dans le greffe de mon philosophe.

Je n’ai point encore déballé mes livres. La maison est pleine de charpentiers, de maçons, de bruit, de poussière, et de fumée. Je l’aime, malgré le tourment qu’elle me donne, à cause du plaisir qu’elle me donnera.

Bonsoir, mon vertueux ami. Dieu nous donne la paix cet hiver, ou au plus tard le printemps ! Si j’osais, je lui demanderais un peu de santé ; mais je n’irai pas le prier de déranger l’ordre des choses pour donner un meilleur estomac à un squelette de cinq pieds trois pouces de haut sur un pied et demi de circonférence. Tout malingre que je suis, je ne me plains guère, et je vous aime de tout mon cœur.

  1. Jacob Vernet.