Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3442

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 290-291).

3442. — À M. DUPONT,
avocat.
Au Chêne, à Lausanne, 5 novembre.

Croyez-moi, je renonce à toutes les chimères
Qui m’ont pu séduire autrefois ;
Les faveurs du public et les faveurs des rois
Aujourd’hui ne me touchent guères.
Le fantôme brillant de l’immortalité
Ne se présente plus à ma vue éblouie.
Je jouis du présent, j’achève en paix ma vie
Dans le sein de la liberté.
Je l’adorai toujours, et lui fus infidèle ;
J’ai bien réparé mon erreur ;
Je ne connais de vrai bonheur
Que du jour que je vis pour elle.

Mon bonheur serait encore plus grand, mon cher Dupont, si vous pouviez le partager. Libre dans ma retraite auprès de Genève, libre auprès de Lausanne, sans rois, sans intendant, sans jésuites[1] ; n’ayant d’autres devoirs que mes volontés ; ne voyant que des souverains qui vont à pied, et qui viennent dîner chez moi ; aussi agréablement logé qu’on puisse l’être ; tenant, avec ma nièce, une fort bonne maison, sans aucun embarras, il ne me manque que vous. Nos spectacles de Lausanne ne commenceront qu’en janvier. C’est malheureusement le temps où vous plaidez :


Et pro sollicitis non tacitus reis,
Et centum puer artium.

(Hor., lib. IV, od. i.)

C’est grand dommage que vous soyez à Colmar. Une femme, des enfants et des plaideurs, vous arrêtent dans votre haute Alsace. Vous seriez bien content de la vie de Lausanne et des agréments de ma petite terre des Délices ; mais votre destinée vous retient où vous êtes.

Quand je vous dis que j’ai renoncé aux rois, cela ne m’empêche pas de recevoir souvent des lettres du roi de Prusse. Je suis occupé depuis trois mois à le consoler : c’est une belle et douce vengeance. Il avoue que je suis plus heureux que lui, et cela me suffit. J’ai fait depuis peu, avec l’électeur palatin, une affaire aussi bonne qu’avec le duc de Wurtemberg. Voilà comme il faut en user avec les souverains, et ne jamais dépendre d’eux. J’embrasse Mme Dupont et vos enfants aimables. Vale, vive felix, et me ama.

Mes respects à M. et Mme de Klinglin.


Voltaire.

  1. Allusion aux jésuites Kroust, Merat, etc., dont les intrigues avaient empêché Voltaire, en 1754, de s’établir à Horbourg, près de Colmar. (Cl.)