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Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3466

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 309-310).

3466. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 2 décembre.

Mon cher et respectable ami, dès que vous m’eûtes écrit que celui[1]


· · · · · · · · · · · · · · · Qui miscuit utile dulci,

(Hor., de Arte poet., v. 343.)

voulait bien se souvenir de moi, je lui écrivis pour l’en remercier. Je crus devoir lui communiquer quelques rogatons très-singuliers qui auront pu au moins l’amuser. J’ai pris la liberté de lui écrire avec ma naïveté ordinaire, sans aucune vue quelle qu’elle puisse être. Il est vrai que j’ai une fort singulière correspondance, mais assurément elle ne change pas mes sentiments ; et, dans l’âge où je suis, solitaire, infirme, je n’ai et ne dois avoir d’autre idée que de finir tranquillement ma vie dans une très-douce retraite. Quand j’aurais vingt-cinq ans et de la santé, je me garderais bien de fonder l’espérance la plus légère sur un prince qui, après m’avoir arraché à ma patrie, après m’avoir forcé, par des séductions inouïes, à m’attacher auprès de lui, en a usé avec moi et avec ma nièce d’une manière si cruelle.

Toutes les correspondances que j’ai ne sont dues qu’à mon barbouillage d’historien. On m’écrit de Vienne et de Pétersbourg aussi bien que des pays où le roi de Prusse perd et gagne des batailles. Je ne m’intéresse à aucun événement que comme Français. Je n’ai d’autre intérêt et d’autre sentiment que ceux que la France m’inspire ; j’ai en France mon bien et mon cœur.

Tout ce que je souhaite, comme citoyen et comme homme, c’est qu’à la fin une paix glorieuse venge la France des pirateries anglaises, et des infidélités qu’elle a essuyées ; c’est que le roi soit pacificateur et arbitre, comme on le fut aux traités de Vestphalie. Je désire de n’avoir pas le temps de faire l’Histoire du czar Pierre, et quelque mauvaise tragédie, avant ce grand événement[2].

Si vous pouvez rencontrer, mon divin ange, la personne[3] qui a bien voulu vous parler de moi, dites-lui, je vous prie, que j’aurais été bien consolé de recevoir deux lignes de sa main, par lesquelles il eût seulement assuré ce vieux Suisse des sentiments qu’il vous a témoignés pour moi.

Savez-vous que le roi de Prusse a marché, le 10 de novembre, au général Marschall, qui allait entrer avec quinze mille hommes en Brandebourg, et qui a reculé en Lusace ? Vous pourriez bien entendre parler encore d’une bataille. Ne cessera-t-on point de s’égorger ? Nous craignons la famine dans notre petit canton. Un tremblement de terre vient d’engloutir la moitié des îles Açores, dont on m’avait envoyé le meilleur vin du monde ; la reine de Pologne[4] vient de mourir de chagrin ; on se massacre en Amérique ; les Anglais nous ont pris vingt-cinq vaisseaux marchands. Que faire ? Gémir en paix dans sa tanière, et vous aimer de tout son cœur.

  1. L’abbé de Bernis.
  2. La pacification générale ne s’opéra qu’en février 1763.
  3. Encore l’abbé de Bernis.
  4. Marie-Josèphe d’Autriche, fille de l’empereur Joseph, est morte à Dresde le 17 novembre 1757. Elle était la mère de la dauphine qui donna le jour à Louis XVI, Louis XVIII, et Charles X. (B.)