Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3511

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 351-352).

3511. — DE MADAME D’ÉPINAI À M. GRIMM[1].

Le courrier a manqué deux fois, et je suis dans une grande disette. Il y aura demain huit jours que je n’ai reçu de vos nouvelles, mon tendre ami ; aussi je suis un peu triste ; à peine ai-je le courage d’écrire : voilà ce que c’est que d’être à plus de cent lieues l’un de l’autre. Je vais cependant faire un effort et tâcher de vous dire ce que je pense de Voltaire, en attendant que j’aie le courage de vous parler de moi et de ce qui me concerne.

Eh bien ! mon ami, je n’aimerais pas à vivre de suite avec lui ; il n’a nul principe arrêté, il compte trop sur sa mémoire, et il en abuse souvent ; je trouve qu’elle fait tort quelquefois à sa conversation ; il redit plus qu’il ne dit, et ne laisse jamais rien faire aux autres. Il ne sait point causer, et il humilie l’amour-propre ; il dit le pour et le contre, tant qu’on veut, toujours avec des nouvelles grâces à la vérité, et néanmoins il a toujours l’air de se moquer de tout, jusqu’à lui-même. Il n’a nulle philosophie dans la tête ; il est tout hérissé de petits préjugés d’enfants ; on les lui passerait peut-être en faveur de ses grâces, du brillant de son esprit et de son originalité, s’il ne s’affichait pas pour les secouer tous. Il a des inconséquences plaisantes, et il est au milieu de tout cela très-amusant à voir. Mais je n’aime point les gens qui ne font que m’amuser. Pour madame sa nièce, elle est tout à fait comique.

Il paraît ici depuis quelques jours un livre qui a vivement échauffé les têtes[2] et qui cause des discussions fort intéressantes entre différentes personnes de ce pays, parce que l’on prétend que la constitution de leur gouvernemrnt y est intéressée : Voltaire s’y trouve mêlé pour des propos assez vifs qu’il a tenus à ce sujet contre les prêtres. La grosse nièce trouve fort mauvais que tous les magistrats n’aient pas pris fait et cause pour son oncle. Elle jette tour à tour ses grosses mains et ses petits bras par-dessus sa tête, maudissant avec des cris inhumains les lois, les républiques, et surtout ces polissons de républicains qui vont à pied, qui sont obligés de souffrir les criailleries de leurs prêtres, et qui se croient libres. Cela est tout à fait bon à entendre et à voir

  1. Mémoires et Correspondances de Mme d’Épinai ; 1863.
  2. L’article Genève, de d’Alembert, qui venait de paraître dans le VIIe volume de l’Encyclopédie.