Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3526

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 366-367).

3526. — À M.  TRONCHIN, DE LYON[1].
Lausanne, 13 janvier.

Voici la réponse à Son Éminence. Ce n’est pas sans peine que les lettres arrivent. Madame la margrave m’apprend[2] qu’une lettre de son frère à moi et une de moi à lui ont été prises par les housards du prince Hildbourghausen, qui saisissent tout ce qu’ils trouvent. Heureusement, je n’écris rien que la cour de Vienne et celle de Versailles ne puissent lire avec édification.

Madame la margrave me dit qu’elle écrit beaucoup de coquetteries à Son Éminence, mais point de coquineries. Il est assez difficile, en effet, de faire des coquineries à présent. On craint de manquer à ses alliés ; on craint de se trouver seul, et je crois que tous les partis sont un peu embarrassés. Il ne m’appartient pas assurément de prévoir ; il m’appartient à peine de voir ; mais bien des gens, qui ont des yeux, disent qu’après les actions inouïes du roi de Prusse il est moralement impossible que l’Autriche prévale. Voilà un bel exemple de ce que peut la discipline militaire, et de ce que peut la présence d’un roi qui court entre les rangs de ses troupes avant la bataille, et qui appelle beaucoup de ses soldats par leur nom. Il a quarante mille prisonniers ; madame sa sœur me le certifie encore. Sa célérité et ses armes ont donc, en moins de quatre mois, rétabli cette balance que nous voulions si prudemment détruire. Il est vrai que c’est par des miracles qu’il l’a rétablie ; mais nous ne pouvions pas les prévoir, et si la maison d’Autriche n’est pas absolue en Allemagne, ce n’est pas notre faute. La France s’épuise et a dépensé trois cents millions d’extraordinaire en deux ans. J’ai été témoin des déprédations et du brigandage des finances dans la guerre de 1741. Ce talent s’est bien perfectionné dans la guerre présente. La paix paraîtra bientôt nécessaire à tout le monde. Si Son Éminence veut écrire, et si les choses viennent au point qu’elle écrive sérieusement, on pourra trouver une voie plus sûre que celle dont je me suis servi jusqu’ici, et cette voie sera praticable incessamment.

    , Paris, Gay, 1865, l’a reproduite d’après l’original, que lui avait communiqué M.  le comte Le Coulteux de Cauteleu ; il nous a fourni quelques corrections et additions.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Dans une lettre du 27 décembre 1757.