Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3535

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 377-378).

3535. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
À Lausanne, 22 janvier.

J’ai reçu votre lettre du 13, mon cher et respectable ami, mais rien de M.  de Choiseul[1]. J’ai présumé, par ce que vous me dites, qu’il s’agissait d’obtenir un congé pour monsieur son fils blessé et prisonnier. Je doute fort que le roi de Prusse voulût, à ma chétive recommandation, s’écarter des idées qu’il s’est prescrites, et je suis d’autant moins à portée de lui demander une pareille grâce pour M.  de Choiseul, que je lui écrivis[2], il y a huit jours, en faveur d’un Genevois qui est dans le même cas, et qui probablement restera estropié à Mersbourg.

Mais le roi de Prusse a une sœur qui doit avoir quelque crédit auprès de lui, et à qui je puis tout demander. Je lui ai écrit de la manière la plus pressante, et je lui ai recommandé M.  le marquis de Choiseul comme je le dois. Ne doutez pas qu’elle n’en écrive au roi son frère : il ne doit lui rien refuser. Je crois que le roi de Prusse peut s’amuser actuellement à faire des grâces ; il n’y a pas moyen de se battre avec six pieds de neige ; aussi Schweidnitz n’est pas pris[3] ; mais j’ai toujours grand’peur que M.  de Richelieu ne se trouve entre les Hanovriens et les Prussiens. On se moque de tout cela dans votre Paris, et pourvu que les rentes de l’Hôtel de Ville soient payées, et qu’on ait quelques spectacles, on se soucie fort peu que les armées périssent. La chose peut pourtant devenir sérieuse, et vos sybarites peuvent un jour gémir.

Pour moi, mon cher ange, qui ne m’occupe que des siècles passés, je ne crois pas devoir cette année m’exposer au refus de la médaille[4]. Qui diable a imaginé cette médaille ? On ne l’aurait pas donnée à l’auteur de Britannicus, qui n’eut que cinq représentations, et on l’aurait donnée à l’auteur de Règulus[5] ! Fi donc ! il n’y a de médailles que celles que la postérité donne. Il faut un ami comme vous pour le temps présent, et de beaux vers pour l’avenir ; mais je suis plus sensible à votre amitié qu’aux vains applaudissements de quelques connaisseurs obscurs, qui pourront dire dans cent ans : Vraiment ce drôle-là avait quelques talents.

Mille respects à Mme d’Argental et à tout ange.

  1. Le comte de Choiseul, à qui est adressée la lettre 2424. — Son fils, Renaud-César-Louis, connu sous le titre de vicomte de Choiseul, avait été nommé guidon de gendarmerie en mars 1749, à l’âge de quinze ans.
  2. Cette lettre manque, ainsi que celle de Voltaire à la margrave de Baireuth.
  3. Voyez page 305.
  4. Louis XV venait d’ordonner que les auteurs dont les pièces auraient eu un grand succès au thèâtre, pour la première fois lui seraient présentés ; pour la seconde, auraient une médaille ; pour la troisième, obtiendraient une pension.
  5. Cette tragédie de Pradon (1688) eut vingt-sept représentations de suite.