Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3536

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 378-379).

3536. — À M. GROSLEY[1].
Lausanne, 22 janvier.

Je ne reçus qu’hier, monsieur, les deux dissertations dont vous avez bien voulu m’honorer. Je les ai lues avec beaucoup de plaisir, et je ne perds pas un moment pour vous en faire mes remerciements. Je vois que non-seulement vous avez beaucoup lu, mais que vous avez bien lu, et que vous réfléchissez encore mieux. Je crois comme vous, monsieur, que l’abbé de Saint-Réal (homme qu’il ne faut pas regarder comme un historien) a fait un roman de la conspiration de Venise ; mais on ne peut douter que le fond ne soit vrai. Le procurateur Nani le dit positivement ; et je me souviens que l’abbé Conti, noble vénitien très-instruit, et qui est mort[2] dans une extrême vieillesse, regardait la conspiratlon du marquis de Bedmar comme une chose très-avérée. Comment ne le serait-elle pas, puisque le sénat renvoya cet ambassadeur sur-le-champ, et qu’il fit mourir tant de complices ? Eût-on fait cet outrage au roi d’Espagne ? Se fût-on joué ainsi de la vie de tant de malheureux, pour supposer à l’Espagne une entreprise criminelle ? On craignait alors beaucoup les Espagnols en Italie. Venise, qui n’était point en guerre avec eux, voulait les ménager. Eût-ce été les ménager que leur imputer une pareille trahison ? On l’ensevelit autant qu’on put dans le silence, et le sénat avait en cela très-grande raison. Comment vouliez-vous que ce même sénat empêchât ensuite la promotion de Bedmar au cardinalat ? Les Vénitiens ont-ils jamais eu de crédit à Rome ? L’entreprise de Bedmar contre Venise était une raison de plus pour lui procurer le chapeau, plutôt qu’une raison pour l’exclure.

Ne rangez pas non plus la conspiration des poudres parmi les suppositions ; elle n’est que trop véritable. Personne en Angleterre ne forme le moindre doute aujourd’hui sur cette entreprise infernale. La lettre de Piercy, qui existe, la mort qu’il reçut à la tête de cent cavaliers, le supplice de dix conjurés, le discours de Jacques Ier au parlement, sont des preuves contre lesquelles les jésuites n’ont jamais opposé que des objections méprisées. C’est en respectant vos lumières que je vous fais ces observations ; et c’est avec bien de l’estime que j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.

  1. Pierre-Jean Grosley, né à Troyes en 1718, mort le 4 novembre 1785.
  2. En 1749.