Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3552

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 393-394).

3552. — À M. DARGET.
À Lausanne, 10 février 1758.

Je vois avec douleur, mon cher et ancien ami, que, dans le meilleur des mondes possibles de Leibnitz, vous paraissez n’avoir pas le meilleur lot ; et que lorsque tout est bien, votre vessie est toujours un peu mal. Vous ne semblez guère plus content de votre fortune que de votre vessie. Durum, sed levius sit patientia. J’ai toujours été fort surpris que les personnes qui vous aiment et qui connaissent vos talents ne vous aient pas utilement employé comme ils le pouvaient. Il se fait actuellement des fortunes immenses dans des entreprises auxquelles vous aviez travaillé autrefois. Il me semble qu’il y avait de la justice à ne vous pas exclure. Le moindre intérêt dans ces affaires est une chose très-considérable. Si vous avez perdu toute espérance de ce côté, vous goûterez l’auream mediocritatem d’Horace. Mais il faut songer à votre santé, qui est le véritable bien. J’éprouve qu’on peut très-bien prendre patience dans un état de langueur et de faiblesse ; mais on la perd dans la souffrance continuelle. Vous êtes à portée des soulagements : que seriez-vous devenu en Prusse loin des secours ? Vous me paraissez bien informé de ce pays-là. Je crois celui qui en est le maître encore, plus malheureux cent fois que vous. Sa santé est très-dérangée ; il n’a ni plaisirs ni amis, et il est embarrassé dans un labyrinthe dont on ne peut sortir qu’à travers des flots de sang. Quelque chose qui arrive, il est à plaindre. Il est difficile que la France et l’Autriche lui pardonnent, et qu’à la longue il ne succombe pas.

J’ai oublié le nom du premier écuyer du prince de Prusse, qui me venait voir quelquefois : ne vous en ressouvenez-vous point ? Il me semble qu’il était originaire de Saxe. Le général kiow l’était aussi ; mais je ne le crois point arquebusé, comme on l’a dit. Je ne crois point non plus au carcan de l’abbé de Prades. Comment, et en quoi aurait-il trahi le roi de Prusse ? Il n’était certainement auprès du roi, en campagne, que pour lui faire la lecture. Du moins le roi me l’a mandé ainsi, quatre jours avant la bataille de Rosbach. Il ne lui faisait point part de ses desseins militaires, qu’il ne confie pas même à ses officiers généraux ; il ne le chargeait pas de négociations. L’abbé de Prades n’avait pas plus de crédit à Breslau que vous et moi ; il n’y connaît personne. Je maintiens qu’il n’a pu trahir le roi de Prusse. Il aura écrit quelque lettre indiscrète ; et ce qui n’est point un crime ailleurs en est un dans ce pays-là, vu les circonstances présentes. Voilà ce que je pense : je crois l’abbé de Prades aussi mauvais chrétien que La Mettrie ; mais ce n’est point un traître. Je peux me tromper, j’attendrai que le temps me désabuse.

Le prince Henri m’a fait l’honneur de m’écrire de Dresde, où il est adoré. La princesse Amélie est allée à Breslau, ce qui m’étonne beaucoup. Mme la margrave de Baireuth a une santé pire que la vôtre. Elle est enchantée des victoires de son frère ; mais elle craint les revers, et elle est lasse de tant de dévastations. Comptez qu’on doit se trouver très-heureux dans une douce retraite. Ce M. Coste, dont vous me parlez, n’est-il pas parent du traducteur de Locke ?

Le papier me manque, Vale, et me ama. V.