Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3563

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 404-405).

3563. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Lausanne, 25 février.

Il ne s’agit point, mon cher et respectable ami, des articles qu’on m’avait demandés pour le huitième tome de l’Encyclopédie ; ils sont à présent entre les mains de d’Alembert : il s’agit de papiers que Diderot a entre ses mains, au sujet de l’article Genève, et des Cacouacs.

Il faut que mon âme soit bien à son aise pour retravailler a Fanime, dans la multiplicité de mes occupations et de mes maladies Nous la jouâmes hier, et avec un nouveau[1] succès. Je jouais Mohadar ; nous étions tous habillés comme les maîtres de l’univers. Je vous avertis que je jouai le bonhomme de père mieux que Sarrazin : ce n’est point vanité, c’est vérité. Quand je dis mieux j’entends si bien que je ne voudrais pas de Sarrazin pour mon sacristain. J’avais de la colère et des larmes, et une voix tantôt forte, tantôt tremblante ; et des attitudes ! et un bonnet ! non, jamais il n’y eut de si beau bonnet. Mais je veux encore donner quelques coups de rabot, à mon loisir, si Dieu me prête vie.

Oui vous êtes des sybarites, fort au-dessous des Athéniens, dans le siècle présent. La décadence est arrivée chez vous beaucoup plus tôt que chez eux ; mais vous leur ressemblez dans votre inconstance. Vous traitiez le roi de Prusse de Mandrin il y a six mois ; aujourd’hui, c’est Alexandre. Dieu vous bénisse ! Alexandre n’a point fui dix lieues à Molwitz, et n’a point crocheté les armoires[2] de Darius, pour avoir un prétexte de prendre l’argent du pays. Peut-être Alexandre aurait récompensé l’Ilphigénie en Crimée, comme il récompensa Chérile[3].

Je vous remercie, mon divin ange, de ce que vous faites pour ces Douglas. C’est vous qui ne démentez jamais votre caractère, et qui êtes toujours bienfaisant. Voulez-vous bien faire mes compliments à M. de Chauvelin ? Je suis toujours fâché qu’il s’en retourne par Lyon : M. l’abbé de Bernis trouverait fort bon qu’il passât par les Délices. J’ai reçu trois lettres de lui, dans lesquelles il me marque toujours la même amitié. Mme de Pompadour a toujours la même bonté pour moi. Il est vrai qu’il y a toujours quelques bigots qui me voient de travers, et que le roi a toujours sur le cœur ma chambellanie ; mais je n’en suis pas moins content dans la retraite que j’ai choisie. Je n’aime point votre pays, dans lequel on n’a de considération qu’autant qu’on a acheté un office, et où il faut être janséniste ou moliniste pour avoir des appuis. J’aime un pays où les souverains viennent souper chez moi. Si vous aviez vu hier fanime, vous auriez cabalé pour me faire avoir la médaille. Mais qui donc jouera Énide ? Si c’est la Gaussin, elle a les fesses trop avalées, et elle est trop monotone. Mme d’Hermenches[4] l’a très-bien jouée. Et que dirons-nous de la belle fille du marquis de Langalerie, belle comme le jour ? Et elle devient actrice, son mari se forme, tout le monde joue avec chaleur. Vos acteurs de Paris sont à la glace. Nous eûmes après Fanime des rafraîchissements pour toute la salle ; ensuite le très-joli opéra des Troqueurs[5], et puis un grand souper. C’est ainsi que l’hiver se passe : cela vaut bien l’empire de Mme Geoffrin, etc.

Il faut ajouter à ma lettre que la déclaration des prêtres de Genève justifie entièrement d’Alembert. Ils ne disent point que l’enfer soit éternel, mais qu’il y a dans l’Écriture des menaces de peines éternelles ; ils ne disent point Jésus égal à Dieu le père ; ils ne l’adorent point ; ils disent qu’ils ont pour lui plus que du respect ; ils veulent apparemment dire du goût. Ils se déclarent, en un mot, chrétiens-déistes.

  1. Voltaire avait déjà fait jouer Fanime vers le commencement de 1757, à Lausanne.
  2. Frédéric II avait crocheté ou fait enfoncer les armoires du roi de Pologne, à Dresde, le 10 septembre 1756.
  3. En lui donnant un soufflet pour chaque mauvais vers.
  4. Voyez lettre 3534.
  5. Paroles de Valé, musique de Dauvergne, joué le 30 juillet 1753.