Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3564

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 406-407).
3564. — À M.  D’ALEMBERT.
À Lausanne, 25 février.

Dieu merci, mon cher philosophe, « tuipiter allucinaris, et magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes[1] » sur les petites intrigues de ce monde. Soyez très-sûr que Mme  de Pompadour et M.  lgabbé de Bernis sont très-loin de se déclarer contre l’Encyclopédie. L’un et l’autre, je vous en réponds, pensent en philosophes, et agiront hautement dans l’occasion, quand on le pourra, sans se compromettre. Je ne réponds pas de deux commis, dont l’un est un fanatique imbécile qui, grâce au ciel, est beaucoup plus vieux que moi ; et l’autre, un… dont je ne veux rien dire.

Il y a quatre ou cinq barbouilleurs de papier, et l’auteur de la Gazette[2] en est un. C’est un misérable petit bel esprit ennemi de tout mérite. Quelques coquins de cette trempe se sont associés, et les auteurs de l’Encydopédie ne s’associeraient pas ! et ils ne seraient pas animés du même esprit ! et ils auraient la bassesse de travailler en esclaves à l’Encydopédie, et de ne pas attendre qu’on leur rende justice, et qu’on leur promette liberté dont ils doivent jouir ! N’y a-t-il pas trois mille souscripteurs intéressés à crier vengeance avec eux ? Dès que je fus informé de l’article Genève et du bruit qu’il excitait, j’écrivis à Diderot, et je lui mandai qu’il y allait de votre honneur à tout jamais si vous vous rétractiez. Je lui écrivis aussi un petit billet au sujet du malheureux libelle des Cacouacs ; je n’ai point eu de réponse. Ce n’est point paresse, il a écrit au docteur Tronchin, qui tenait la plume du comité des prédicants de Genève. Je ne suis pas content de sa lettre à Tronchin ; mais je suis indigné de son impolitesse grossière avec moi. Vous pouvez lui montrer cet article de ma lettre[3].

Je veux absolument qu’il vous rende tout ce que je lui ai écrit sur l’article Genève et sur les Cacouacs, et qu’il remette ces papiers à Mme  de Fontaine ou à M.  d’Argental, ou à vous, que je supplie de les rendre à Mme  de Fontaine.

Au reste, je n’ai point de terme pour vous exprimer combien je serai affligé et indigné si vos confrères continuent à écrire sous la potence. Attendez seulement un an, et il n’y aura qu’un cri dans le public pour vous engager à continuer en hommes libres et respectés.

M.  de Malesherbes vous a, je crois, donné la Procession servetine qu’on lui a envoyée pour vous, Servet, sans doute, aurait signé cette confession. C’est là une des belles contradictions de ce monde. Ceux qui ont fait brûler Servet pensent absolument comme lui, et le disent. On vient d’imprimer le socinianisme tout cru à Neufchâtel ; il triomphe en Angleterre ; la secte est nombreuse à Amsterdam, Dans vingt ans, Dieu aura beau jeu.

Tout ce qu’on a écrit sur des officiers généraux prussiens et sur l’abbé de Prades est faux ; on ne dit que des sottises. L’abbé de Prades est aux arrêts pour avoir mandé des nouvelles assez indifférentes, les seules qu’il pouvait savoir. On traite à Paris les hommes comme des singes ; ailleurs, comme des ours,


Fortunatus et ille deos qui novit agrestes.

(Virg. Georg., II, v. 493.)

J’attends les beaux jours pour aller voir mes Délices. En attendant nous jouons la comédie, et mieux qu’à Paris : vana absit gloria.

Vive liber et felix. Il faut que vous fassiez encore un voyage à Genève.

  1. Cette phrase macaronique est dans Rabelais, Gargantua, I, xxxix, et dans Montaigne, Essais, I, xxiv ; c’est après eux que Régnier a dit (satire III, vers 256) :

    Pardieu, les plus grands clercs ne sont pas les plus fins.

  2. La Gazette de France, rédigée alors par Meusnier de Querlon, mort en 1780.
  3. Je reçois enfin, ce 26, une lettre de Diderot. Quel procédé ! après deux mois ! et quelle misère de mollir ! lui, esclave des libraires ! quelle honte ! (Note de Voltaire.)