Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3566

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 408-411).

3566. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
Lausanne, 26 février.

Quand j’écris au roi de Prusse et à M.  l’abbé de Bernis sur des choses peu importantes, ils m’honorent d’une réponse dans la huitaine. J’écrivis à M.  Diderot, il y a deux mois, sur une affaire très-grave qui le regarde, et il ne me donna pas signe de vie[1]. Je demandai réponse par quatre ou cinq ordinaires, et je n’en obtins point. Je fis redemander mes lettres ; j’étais en droit de regarder ce procédé comme un outrage ; il a dû me blesser d’autant plus que j’ai été le partisan le plus déclaré de l’Encyclopédie ; j’ai même travaillé à une cinquantaine d’articles qu’on a bien voulu me confier ; je ne me suis point rebuté de la futilité des sujets qu’on m’abandonnait, ni du dégoût mortel que m’ont donné plusieurs articles de cette espèce, traités avec la même ineptie qu’on écrivait autrefois le Mercure galant, et qui déshonorent un monument élevé à la gloire de la nation. Personne ne s’est intéressé plus vivement que moi à M.  Diderot et à son entreprise. Plus cet intérêt est ardent, plus j’ai dû être outré de son procédé.

Je ne suis pas moins affligé de ce qu’il m’écrit enfin au bout de deux mois. Des engagements avec des libraires ! Est-ce bien à un grand homme tel que lui à dépendre des libraires ? C’est aux libraires à attendre ses ordres dans son antichambre. Cette entreprise immense vaudra donc à M.  Diderot environ 30,000 livres ! Elle devait lui en valoir 200,000 (j’entends à lui et à M.  d’Alembert, et à une ou deux personnes qui les secondent) ; et s’ils avaient voulu seulement honorer le petit trou de Lausanne de leurs travaux, je leur aurais fait mon billet de 200,000 livres ; et, s’ils étaient assez persécutés et assez déterminés pour prendre ce parti, en s’arrangeant avec les libraires de Paris, on trouverait bien encore le moyen de finir l’ouvrage avec une honnête liberté et dans le sein du repos, et avec sûreté pour les libraires de Paris et pour les souscripteurs. Mais il n’est pas question de prendre un parti si extrême, qui cependant n’est pas impraticable, et qui ferait honneur à la philosophie.

Il est question de ne pas se prostituer à de vils ennemis de ne pas travailler en esclaves des libraires et en esclaves des persécuteurs ; il s’agit d’attirer pour soi-même et pour son ouvrage la considération qu’on mérite. Pour parvenir à ce but essentiel que faut-il faire ? Rien ; oui, ne rien faire, ou paraître ne rien faire pendant six mois, pendant un an. Il y a trois mille souscripteurs ; ce sont trois mille voix qui crieront : « Laissez travailler avec honneur ceux qui nous instruisent et qui honorent la nation. » Le cri public rendra les persécuteurs exécrables. Vous me mandez, mon cher et respectable ami, que monsieur le procureur général[2] a été très-content du septième volume : c’est deja une bonne sûreté. L’ouvrage est imprimé avec approbation et privilège du roi ; il ne faut donc pas soutTrir qu’un misérable[3] ose prêcher devant le roi contre la raison imprimée une fois avec privilège ; il ne faut donc pas soufrir que l’auteur de la Gazette dise dans les Affiches de province que les précepteurs de la nation veulent anéantir la religion et corrompre les mœurs ; il ne faut donc pas souffrir qu’un écrivain mercenaire débite impunément le libelle des Cacouacs.

Ces deux misérables[4] dépendent des bureaux du ministère ; mais sûrement ce n’est pas M.  l’abbé de Bernis qui les encourage, ce n’est pas Mme  de Pompadour.

Je suis persuadé, au contraire, que Mme  de Pompadour obtiendrait une pension pour M.  Diderot : elle y mettrait sa gloire, et j’ose croire que cela ne serait pas bien difficile.

C’est à quoi il faudrait s’occuper pendant six mois. Que M.  Diderot, M.  d’Alembert, M.  de Jaucourt, et l’auteur de l’excellent article de la Génération[5], déclarent qu’ils ne travailleront plus, si on ne leur rend justice, si on leur donne des réviseurs malintentionnés ; et je vois évidemment que la voix du public, qui est la plus puissante des protections, mettra ceux qui enseignent la nation sur le trône des lettres où ils doivent être. Alors M.  d’Alembert devra travailler plus que jamais ; alors il travaillera ; mais il faut avoir et la sagesse d’être tous unis, et le courage de persister quelques mois à déclarer qu’on ne veut point travailler sub gladio. Ce n’est pas certainement un grand mal de faire attendre le public ; c’est au contraire un très-grand bien. On amasse pendant ce temps-là des matériaux, on grave des planches, on se ménage des protections, et ensuite on donne un huitième volume dans lequel on n’insère plus les plates déclamations et les trivialités dont les précédents ont été infectés ; on met à la tête de ce volume une préface dans laquelle on écrase les détracteurs avec cette noblesse et cet air de supériorité dont Hercule écrase un monstre dans un tableau de Lebrun.

En un mot, je demande instamment qu’on soit uni, qu’on paraisse renoncer à tout, qu’on s’assure protection et liberté, qu’on se donne tout le public pour associé, en lui faisant craindre de voir tomber un ouvrage nécessaire.

Tout le malheur vient de ce que M.  Diderot n’a pas fait d’abord la même déclaration que M.  d’Alembert. Il en est encore temps : on viendra à bout de tout, avec l’air de ne plus vouloir travailler à rien. Du temps et des amis, et le succès est infaillible. Je suis en droit d’écrire à Mme  de Pompadour les lettres les plus fortes, et je ferai écrire des personnes de poids, si on trouve ce parti convenable.

Mais un homme qui est capable de passer deux mois sans répondre sur des choses si essentielles est-il capable de se remuer comme il faut dans une telle affaire ?

Je prie instamment M.  Diderot de brûler devant M.  d’Argental mon billet sur les Cacouacs, dans lequel je me méprenais sur l’auteur. J’aime M.  Diderot, je le respecte, et je suis fâché.

  1. Le jour même où il écrivait cela, Voltaire reçut la réponse de Diderot ; voyez la lettre 3559.
  2. Guil.-Fr.-L. Joly de Fleury, né en 1710 ; frère aîné d’Omer Joly de Fleury nomme maître Omer de Fleury dans la lettre du 1er octobre 1759. (Cl.)
  3. Le jésuite Le Chapelain ; voyez page 396.
  4. Querlon et Moreau.
  5. Albert de Haller, savant presque universel, né à Berne en 1708, mort le 12 décembre 1777. Il a été injuste envers Voltaire qui a fini par l’être envers lui ; voyez la lettre 2300.