Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3559

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 401-402).
3559. — DE M.  DIDEROT[1].
À Paris, ce 19 février 1758.

Je vous demande pardon, monsieur et cher maître, de ne vous avoir pas répondu plus tôt. Quoi que vous en pensiez, je ne suis que négligent. Vous dites donc qu’on en use avec nous d’une manière odieuse, et vous avez raison. Vous croyez que j’en dois être indigné, et je le suis. Votre avis serait que nous quittassions tout à fait l’Encyclopédie ou que nous allassions la continuer en pays étranger, ou que nous obtinssions justice et liberté dans celui-ci. Voilà qui est à merveille ; mais le projet d’achever en pays étranger est une chimère. Ce sont les libraires qui ont traité avec nos collègues ; les manuscrits qu’ils ont acquis ne nous appartiennent pas, et ils nous appartiendraient, qu’au défaut des planches nous n’en ferions aucun usage. Abandonner l’ouvrage, c’est tourner le dos sur la brèche, et faire ce que désirent les coquins qui nous persécutent. Si vous saviez avec quelle joie ils ont appris la désertion de d’Alembert, et toutes les manœuvres qu’ils emploient pour l’empêcher de revenir ! Il ne faut pas s’attendre qu’on fasse justice des brigands auxquels on nous a abandonnés ; et il ne nous convient guère de le demander. Ne sont-ils pas en possession d’insulter qui il leur plaît, sans que personne s’en offense ? Est-ce à nous à nous plaindre lorsqu’ils nous associent dans leurs injures avec des hommes que nous ne vaudrons jamais ? Que faire donc ? ce qui convient à des gens de courage : mépriser nos ennemis, les poursuivre, et profiter, comme nous avons fait, de l’imbécilité de nos censeurs. Faut-il que pour deux misérables brochures nous oubliions ce que-nous nous devons à nous-mêmes et au public ? Est-il honnête de tromper l’espérance de quatre mille souscripteurs, et n’avons-nous aucun engagement avec les libraires ? Si d’Alembert reprend, et que nous finissions, ne sommes-nous pas vengés ? Ah ! mon cher maître, où est le philosophe ? où est celui qui se comparait au voyageur du Boccalini[2] ? Les cigales l’auront fait taire. Je ne sais ce qui s’est passé dans sa tête ; mais si le dessein de s’expatrier n’y est pas à côté de celui de quitter l’Encyclopédie, il a fait une sottise. Le règne des mathématiques n’est plus ; le goût a changé : c’est celui de l’histoire naturelle et des lettres qui domine. D’Alembert ne se jettera pas, à l’âge qu’il a, dans l’étude de l’histoire naturelle : et il est bien difficile qu’il fasse un ouvrage qui réponde à la célébrité de son nom. Quelques articles de l’Encyclopédie l’auraient soutenu avec dignité pendant et après l’édition. Voilà ce qu’Il n’a pas considéré, ce que personne n’osera peut-être lui dire, et ce qu’il entendra de moi : car je suis fait pour dire la vérité à mes amis, et quelquefois aux indifférents, ce qui est plus honnête que sage. Un autre se réjouirait en secret de sa désertion : il y verrait de l’honneur, de l’argent, et du repos à gagner. Pour moi, j’en suis désolé, et je ne négligerai rien pour le ramener. Voici le moment de lui montrer combien je lui suis attaché, et je ne me manquerai ni à moi-même ni à lui. Mais, pour Dieu, ne me croisez pas. Je sais tout ce que vous pouvez sur lui, et c’est inutilement que je lui prouverai qu’il a tort si vous lui dites qu’il a raison. D’après tout cela, vous croirez que je tiens beaucoup à l’Encyclopédie, et vous vous tromperez. Mon cher maître, j’ai la quarantaine passée ; je suis las de tracasseries. Je crie depuis le matin jusqu’au soir : Le repos, le repos ! Et d n’y a guère de jour que je ne sois tenté d’aller vivre obscur et mourir tranquille au fond de ma province. Il vient un temps où toutes les cendres sont mêlées ; alors que m’importera d’avoir été Voltaire ou Diderot, et que ce soit vos trois syllabes ou les trois miennes qui restent ? Il faut travailler ; il faut être utile. On doit compte de ses talents. Être utile aux hommes ! Est-il bien sûr qu’on fasse autre chose que les amuser, et qu’il y ait grande différence entre le philosophe et le joueur de flûte ? Ils écoutent l’un et l’autre avec plaisir ou dédain et demeurent ce qu’ils sont. Les Athéniens n’ont jamais été plus méchants qu’au temps de Socrate, et ils ne doivent peut-être à son existence qu’un crime de plus. Qu’il y ait là dedans plus d’humeur que de bon sens, je le veux, et je reviens à l’Encyclopédie. Les libraires sentent aussi bien que moi que d’Alembert n’est pas un homme facile à remplacer ; mais ils ont trop d’interêt au succès de leur ouvrage pour se refuser aux dépenses. Si je peux espérer de faire un huitième volume, deux fois meilleur que le septième, je continuerai ; sinon, serviteur à l’Encyclopédie : j’aurai perdu quinze ans de mon temps, mon ami d’Alembert aura jeté par les fenêtres une quarantaine de mille francs sur lesquels je comptais, et qui auraient été toute ma fortune ; mais je m’en consolerai, car j’aurai le repos. Adieu, mon cher maître ; portez-vous bien, aimez-moi toujours. Ne soyez plus fâché, et surtout ne me redemandez plus vos lettres : car je vous les renverrais et je n’oublierais jamais cette injure. Je n’ai pas vos articles, ils sont entre les mains de d’Alembert, et vous le savez bien.

Je suis pour toujours, avec attachement et respect, monsieur et cher maître, etc.

  1. Cette réponse aux lettres 3522 et 3533 parvint à Voltaire le 26 février ; voyez sa note ou apostille sur la lettre 3564.
  2. Voyez le discours préliminaire d’Alzire.