Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3584

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 425-426).

3584, — À M. L’ABBÉ DE VOISENON[1].
Mars

Mon cher évêque, j’ai été enchanté de votre souvenir et de votre beau mandement Israélite : on ne peut pas mieux demander à boire ; c’est dommage que Moïse n’ait donné à boire que de l’eau à ces pauvres gens ; mais je me flatte que vous ferez, pour Pâques prochain, au moins une noce de Cana. Ce miracle est au-dessus de l’autre, et rien ne vous manquera plus quand vous aurez apaisé la soif des buveurs de l’Ancien et du Nouveau Testament. Franchement, votre petit ouvrage est très-bien fait et très-lyrique. Mondonville[2] doit vous avoir beaucoup d’obligation ; et j’ai plus de soif de vous revoir que vous n’en avez de venir à mes petites Délices ; mais ce n’est pas aux Délices qu’il fallait venir, c’est à Lausanne. Mme Denis y a la même réputation que Mlle Clairon a dans votre pays. Vous seriez assez étonné de voir des pièces nouvelles en Suisse, et mieux jouées, en général, qu’elles ne le seraient à Paris : c’est à quoi nous avons passé notre hiver, pour nous dépiquer du malheur de nos armées. Nous vous aurions très-bien logé ; nous vous aurions fait manger force gelinottes et de grosses truites ; nous vous aurions crevé, et M. Tronchin vous aurait guéri. Mais vous n’êtes pas un prêtre à faire une mission chez nous autres hérétiques ; jamais votre zèle ne sera assez grand pour venir sur notre beau lac de Genève. Je vous avertis pourtant qu’il y a de très-jolies femmes à convertir dans Lausanne. Mme Denis se souvient toujours de vous avec bien de l’amitié, et n’en compte pas sur vous davantage. Vous nous écrivez une fois en cinq ans : nous reconnaissons là les mœurs de Paris ; encore est-ce beaucoup que, dans vos dissipations, vous vous soyez ressouvenu de vos amis, qui ne vous oublient jamais, et qui savent, autant que vos Parisiennes, combien vous êtes aimable. Nous ne regrettons pas beaucoup de choses, mais nous regrettons toujours le très-aimable et très-volage èvêque de Montrouge.

  1. Le Journal encyclopédique du 1er juillet 1758, où cette lettre fut publiée, dit que Voisenon avait signé sa lettre l’Évêque de Montrouge ; le motet envoyé par l’abbé à Voltaire était intitule les Israélites sur la montagne d’Oreb.
  2. Jean-Joseph Cassanée de Mondonvillo, compositeur de musique, né à Narbonne en 1715, mort en 1773.