Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3607

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 445-446).

3607. — À MADAME DE GRAFFIGNY.
Aux Délices, 16 mai.

Je suis bien sensible, madame, à la marque de confiance que vous me donnez. Nous pouvons nous dire l’un à l’autre ce que nous pensons du public, de cette mer orageuse que tous les vents agitent, et qui tantôt vous conduit au port, tantôt vous brise contre un écueil ; de cette multitude qui juge de tout au hasard, qui élève une statue pour lui casser le nez, qui fait tout à tort et à travers : de ces voix discordantes qui crient hosanna le matin, et crucifige le soir ; de ces gens qui font du bien et du mal sans savoir ce qu’ils font. Les hommes ne méritent certainement pas qu’on se livre à leur jugement, et qu’on fasse dépendre son bonheur de leur manière de penser. J’ai tâté de cet abominable esclavage, et j’ai heureusement fini par fuir tous les esclavages possibles.

Quand j’ai quelques rogatons tragiques ou comiques dans mon portefeuille, je me garde de les envoyer à votre parterre. C’est mon vin du cru ; je le bois avec mes amis. J’histrionne pour mon plaisir, sans avoir ni cabale à craindre, ni caprice à essuyer. Il faut vivre un peu pour soi, pour sa société ; alors on est en paix. Qui se donne au monde est en guerre ; et, pour faire la guerre, il faut qu’il y ait prodigieusement à gagner, sans quoi on la fait en dupe : ce qui est arrivé quelquefois à quelques puissances de ce monde.

Au reste, les cabales n’empêcheront jamais que vous ne soyez la personne du monde qui a l’esprit le plus aimable et le meilleur goût. Je n’ose vous prier de m’envoyer votre Grecque[1] ; mais je vous avoue pourtant que les lettres de la mère me donnent une grande envie de voir la Fille. Comptez, madame, sur la tendre et respectueuse amitié du Suisse V.

  1. La Fille d’Aristide.