Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3606

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 444-445).

3606. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL
Aux Délices, 15 mai.

Je suis chargé, mon cher ange, de vous supplier encore de vouloir bien donner un petit coup d’aiguillon au rapporteur de MM.  de Douglas. Je plains plus que jamais les plaideurs que les rapporteurs négligent. Il y a huit ans que Mme  Denis et moi nous sommes très-négligés dans une affaire plus grave que celle de MM.  de Douglas. Mon émerveillement dure toujours que le fils de Samuel[1] nous ait fait banqueroute, six mois après avoir pris notre argent, et qu’il ait trouvé le secret de fricasser huit millions, obscurément et sans plaisir. Votre premier président[2], son beau-frère, ne serait-il pas, entre nous, un peu engagé par son honneur et par celui de sa place à faire finir une affaire si odieuse ? Le fils d’un banqueroutier, dans notre Suisse, ne peut jamais parvenir à aucun emploi, à moins d’avoir payé les dettes de son père ; mais c’est que nous sommes des barbares, et vous autres, gens polis, vous donnez vite une belle charge d’avocat général au fils d’un banqueroutier frauduleux. Cependant une partie de la succession entre dans les coffres du receveur des consignations, qui prend d’abord cinq pour cent par an pour garder l’argent, et qui gagne six pour cent à le faire valoir, le tout pendant vingt années.


Est-ce là faire droit ? est-ce là comme on juge ?

(Racine, les Plaideurs, acte I, scène vii.)

Pardon ; je suis un peu en colère, parce que j’ai perdu environ le quart de mon bien en opérations de cette espèce ; mais je ne dois pas me plaindre devant celui dont les Anglais ont brûlé la maison.

Mon divin ange, je songe à une chose. Si Babet[3] vous procurait une ambassade ! Vous me direz que vous êtes trop honnête homme pour négocier ; mais il y a des honnêtes gens partout. Je voudrais que vous relevassiez M.  de Chavigny[4]. Comptez que tous nos Suisses seraient enchantés. Que sait-on ? Ce que je vous dis là n’est point si sot ; pensez-y.

Ma nièce Fontaine est à Lyon ; j’espère qu’elle m’apportera mes paperasses encyclopédiques. Savez-vous des nouvelles de cette Encyclopédie ? Je les aime mieux que les nouvelles publiques, qui sont presque toujours affligeantes,. Mille respects à tous les anges. Je baise toujours le bout de vos ailes.


Le Suisse V.

  1. Samuel Bernard.
  2. Matthieu-François Molé, premier président du parlement depuis le 12 novembre 1757 ; né en 1705, mort en 1793.
  3. L’abbé, comte de Bernis, ministre des affaires étrangère.
  4. Voyez page 45.