Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3623

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 459-460).

3623. — À MM.  DESMAHIS ET DE MARGENCY[1].

Ainsi Bachaumont et Chapelle
Écrivirent dans le bon temps ;
Et leurs simples amusements
Ont rendu leur gloire immortelle.
Occupés d’un heureux loisir,
Éloignés de s’en faire accroire,
Ils n’ont cherché que le plaisir,
Et sont au temple de Mémoire.
Vous avez leur art enchanteur
D’embellir une bagatelle[2] ;
Ils vous ont servi de modèle,
Et vous auriez été le leur.


Mais ils écrivaient au gros gourmand, au buveur Broussin, avec lequel ils soupaient ; et vous n’écrivez, messieurs, qu’à un vieux philosophe qui cultive la terre. Je finis comme Virgile commença, par les Gèorgiques. Voilà tout ce que j’avais de commun avec lui ; j’y ajoute encore que les Horaces de nos jours m’écrivent de très-jolis vers. Souvenez-vous qu’Horace fit un voyage vers Naples, où il rencontra ce Virgile, qui était, disait-il, un très-bon homme[3].

Je suis bon homme aussi ; mais ce n’est pas assez pour de beaux esprits de Paris, et il faudrait quelque chose de mieux pour vous faire entreprendre le voyage des Alpes, qui n’est pas si plaisant que celui d’Horace votre devancier.

Je crois que, malgré les mauvais vers qui pleuvent, il y a encore dans Paris assez de goût pour que les commis de la poste n’ignorent pas la demeure des gens de votre espèce. Vous ne m’avez point donné d’adresse ; je présente, à tout hasard, mes obéissances très-humbles à mes deux confrères. Le gentilhomme ordinaire de la chambre du roi est doublement mon camarade, car le roi m’a conservé mon brevet[4] ; mais le dieu des vers m’a ôté le sien. Rien n’est si triste qu’un poète vétéran.


Nunc itaque et versus et cætera ludicra pono.

(Hor., lib. I, ep. i, v. 10.)

Mais j’aime les vers passionnément, quand on en fait comme vous. Je me borne à vous lire, et à vous dire combien je vous estime tous deux.

  1. Adrien Quiret de Margency était lié avec Desmahis, qui se l’adjoignit dans la composition du Voyage à Saint-Germain, connu aussi sous le titre de Voyage d’Éponne.
  2. Le Voyage à Saint-Germain, que les deux auteurs de cette jolie bagatelle avaient envoyé à Voltaire, avec une lettre en prose et en vers.
  3. Livre I, satire v, v. 40 (voyage de Rome à Brindes).
  4. Voyez la lettre précédente.