Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3630

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 464-466).

3630. — DE MADAME DU BOCCAGE
à madame du perron[1].
De Lyon, ce 8 juillet 1758.

Vous me recommandez, ma chère sœur, de visiter Nîmes ; nous avons prévenu vos désirs. M. du Boccage, malgré la goutte, à l’aide de ses porteurs, l’a parcouru avec moi.

… Revenons à ce petit temple de pierre, le plus parfait, le moins mutilé de ceux qui restent des Césars… L’abbé Barthélémy[2] a pris le dessin des trous qu’on voit encore au frontispice pour restituer les lettres d’airain qui sans doute y furent attachées. Cet aimable antiquaire a retrouvé l’alphabet palmyrien perdu ; il découvrira bien le nom du vrai fondateur de cet édifice, que tant d’autres cherchèrent en vain. Louons le bon goût de M. de Bâville[3] qui, pendant son intendance en Languedoc, le fit réparer à ses frais… M. Séguier[4], un de ses savants habitants, qui, par amitié pour M. le marquis de Maffei[5], passa une partie de sa vie dans l’État de Venise, m’a fait voir une rareté qu’il en a rapportée. Ce sont des poissons pétrifiés, communs dans les montagnes de Vérone… De là à Lyon, les chemins du Dauphiné ne sont pas trop bons ; mais j’ai infiniment à me louer de cette belle ville (Lyon), du marquis de Rochebaron qui y commande, de la comtesse de Groslée[6] à qui Mme d’Argental m’a fait l’honneur de me recommander, et de M. Bordes, homme de beaucoup d’esprit, qui m’en a fait voir la bonne compagnie, le beau théâtre bâti par M. Soufflet, la place de Bellecour, la plus spacieuse qui soit en France, et l’hôtel de ville, d’une grande architecture. On y rajuste une salle magnifique pour y tenir les assemblées de l’Académie. Je suis très-flattée de la grâce qu’on m’a faite, ainsi que dans les lycées d’Italie, d’inscrire mon nom dans ce temple des Muses. Les ingénieux membres qui l’habitent m’ont même admise dans une de leurs assemblées particulières ; M. de Fleurieu[7], leur savant secrétaire, y lut un bon discours sur les dialogues des anciens ; M. de Bory, gouverneur de Pierre-Encise, de jolies poésies, et M. Bordes, une très-belle ode sur la guerre… Je fus engagée à dîner avec mes savants confrères ; M. de Maupertuis, qui attend ici l’instant de retourner en Prusse, paraissait empressé d’être de la partie. Il apprit mon dessein d’aller voir M. de Voltaire, et fit aussitôt dire qu’il était incommodé.

En dépit de sa haine, dès que le pied de mon compagnon de voyage fut rétabli, nous volâmes à Genève, et arrivâmes à propos. L’objet le plus intéressant de notre course était au moment d’aller pour quelque temps chez l’électeur palatin[8]. Cet Orphée qui attire à lui tout ce qui passe à cent lieues à la ronde eut la bonté de retarder son départ, de nous loger dans sa charmante habitation, de quitter son lit de sybarite, et de m’y mettre, moi qui, par goût, couche à Paris sur un chevet de carmélite, et depuis deux mois par nécessité sur la paille, de cabaret en cabaret. Enfin je ne pouvais dormir aux Délices à force d’en avoir. Je me consolerais de cette insomnie si le génie du maître de la maison, croyant le posséder sous ses rideaux, s’était emparé de moi et me rendait digne de la couronne de laurier dont cet Homère m’a, hier à table, galamment coiffée. Il joint à l’élégance d’un homme de cour toutes les grâces et l’à-propos que l’esprit répand sur la politesse ; et me parait plus jeune, plus content, en meilleure santé qu’avant son départ en Prusse. Sa conversation n’a rien perdu de ses agréments, et son âme plus libre y méle encore plus de gaieté. J’en ai moins joui que je ne le désirais. Il a fallu voir Genève et les jolis lieux de plaisance qui l’environnent ; répondre aux prévenances qu’on a bien voulu m’y faire en faveur de mon hôte, et voir deux de ses pièces[9] sur un théâtre hors d’un faubourg[10], n’étant pas permis d’en avoir dans la ville. Je ne vous dirai point si le spectacle était bon : la nouveauté des acteurs, la célébrité de l’auteur, sa présence, tout me fit illusion, tout me plut et me prit des heures que j’aurais voulu passer à causer avec lui. Ajoutez que pendant les cinq jours que je l’ai vu, sa bonne crème et ses truites trop séduisantes me donnèrent une indigestion. Il fait bonne chère et a toujours chez lui la meilleure compagnie de Genève, lieu où, proportion gardée, il y a plus de gens d’esprit qu’ailleurs. Mme Denis y vit fort aimée, et le mérite. Je l’ai revue avec un grand plaisir, et la trouve heureuse d’être la consolation d’un oncle admiré de toute l’Europe, qui, vainqueur de l’envie, jouit de son vivant de l’approbation que les génies rares n’obtiennent guère que de la postérité. Je vous plais et je me complais en vous parlant longuement de cet homme fameux. Je l’ai quitté à regret, d’autant plus que si nous n’avions pas laissé nos malles ici, nous l’aurions accompagné sur le chemin de Manheim (comme il eut la politesse de nous le proposer), et serions revenus par la Lorraine, pour y admirer les merveilles du sage qui y règne. Au lieu de prendre cette agréable route, il a fallu retourner à la capitale des Gaules en balconnant sans cesse : j’appelle ainsi voyager sur un chemin fort étroit, au bord des précipices.

  1. Recueil des Œuvrcs de Mme du Boccage, Lyon, Périsse, 1762, tome III. page 395. — Marie-Anne Le Page, épouse de Fiquet du Boccage (1710-1810) à laquelle ses contemporains avaient donné pour devise : Forma Venus, arte Minerva. Ses lettres, adressées à sa sœur, Mme du Perron, ont survécu à ses poëmes et à ses tragédies.
  2. L’auteur du Voyage du Jeune Anacharsis (1716-1795).
  3. Nicolas de Lamoignon, seigneur de Bâville, frère du président de Lamoignon, célèbré par Boileau (1648-1724). Intendant de Languedoc de 1685 à 1718.
  4. Jean-François Séguier (1703-1784), né à Nîmes, antiquaire et botaniste.
  5. L auteur de la Mérope italienne.
  6. La comtesse de Grolée, tante de d’Argental et de Pont-de-Veyle, sœur du cardinal de Tencin, archevêque de Lyon.
  7. Claret de Fleurieu, père du comte de Fleurieu, ministre de la marine sous Louis XVI.
  8. Charles-Théodore (1724-1799), sur lequel Voltaire s’était constitué 13.000 livres de rentes viagères, et qu’il visita du 20 juillet au 7 août.
  9. L’une était la Femme qui a raison, comédie en trois actes et en vers, composée, en 1749, pour une fête donnée au roi Stanislas, puis remise en un acte.
  10. Celui qu’il avait établi dans sa maison de Lausanne, rue du Grand Chêne n°6, du côté de la promenade de Montbenon, maison acquise au printemps de 1757.