Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3645

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 483-484).

3645. — À MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.

Une lettre de vous, madame, que j’ouvre en arrivant à ma cabane des Délices, me rend mon séjour plus agréable ; mais aussi elle me fait regretter l’île Jard. Puissiez-vous, madame, n’être pas noyée une seconde fois dans votre île ! Puissiez-vous n’y recevoir que d’agréables nouvelles de l’armée où est monsieur votre fils !

Je plains fort ceux qui ont des maisons de campagne à Louisbourg[1]. Ils s’en sont défaits, comme vous savez, en faveur des Anglais, qui sont maîtres de l’île, de la ville, de la garnison, de nos vaisseaux, etc. Il ne nous restera bientôt plus rien dans l’Amérique septentrionale. Mais afin de ne point faire de jaloux, ils vont caresser toutes nos côtes de France les unes après les autres. Vous savez que la désolation de Paris est grande, non parce que Louisbourg est pris, non parce que nous sommes battus partout, et que nous allons l’être encore, mais parce qu’on manque d’argent, et qu’on craint de nouveaux impôts. On a du moins le plaisir de se plaindre et de crier contre tous ceux qui conduisent notre mauvaise barque.

Je ne dois plus penser à Champignelle[2], madame, j’apprends que la terre est substituée. La maison du prince Esterhazy ou comte Esterhazy est, je pense, une maison de fille, un petit pavillon pour souper et pour ne point dormir. Ce n’est pas là mon fait ; il me faut une belle et bonne terre, bien vivante. Mais on passe sa vie en projets, et on meurt au milieu de ses rêves.

Je vous remercie bien vivement, madame, de la bonté que vous avez eue de faire mention de moi dans votre lettre à votre amie de Versailles[3] ; j’en suis d’autant plus aise que je ne lui demande rien, et je me bornais à souhaiter qu’elle sût que je conserverai toute ma vie de la reconnaissance pour elle. Un tel sentiment est toujours assez bien reçu ; mais il doit l’être encore mieux quand il passe par vos mains : il en a l’air plus vrai. C’est un véritable service que vous m’avez rendu, et auquel je suis très-sensible.

J’ai envoyé au margrave de Bade-Dourlach la note des tableaux de Van der Meulen et du beau Van Dyck[4]. L’immensité de ces tableaux ne leur permet de place que dans une galerie de prince. Les galeries genevoises ne sont pas faites pour eux.

Adieu, madame ; je serai toujours fâché que Genève soit si loin de Strasbourg. Mme Denis vous assure de son attachement. Vous connaissez les sentiments de l’oncle, qui vous est dévoué pour la vie.

  1. Pris par les Anglais le 27 juillet 1758.
  2. Ou Champigneulle. Il y a une commune de ce nom aux environs de Nancy.
  3. Sans doute la Pompadour.
  4. Il est question plus haut de ces tableaux, dans la lettre 3639.