Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3647

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 485-486).

3647. — À M.  DE CIDEVILLE.
Aux Délices, 1er septembre.

Mon cher et ancien ami, je reviens dans mes chères Délices, après un assez long voyage à la cour palatine. Je trouve, en arrivant, vos jolis vers, dans lesquels vous ne paraissez pas trop content de Paris ; et je crois fermement que vous avez raison. Mais avez-vous, dans votre Launai, un peu de société ? Il me semble que la retraite n’est bonne qu’avec bonne compagnie.


Vous savez, mon cher Cideville,
Que ce fantôme ailé qu’on nomme le bonheur
N’habite ni les champs, ni la cour, ni la ville.
Il faudrait, nous dit-on, le trouver dans son cœur ;
C’est un fort beau secret qu’on chercha d’âge en âge.
Le sage fuit des grands le dangereux appui,
Il court à la campagne, il y sèche d’ennui ;
J’en suis bien fâché pour le sage.


Ce n’est pas des sages comme vous et moi que je parle ; je suis bien sûr que l’ennui n’approche pas plus de votre Launai que de mes Délices. Je prends acte surtout que je n’ai pas quitté mes pénates champêtres par inquiétude, pour aller chez l’électeur palatin par vanité. Je vous avouerai que j’ai mis dans cette cour, et entre les mains de l’électeur, une partie de mon bien, qu’on pille presque partout ailleurs. Il a bien voulu avoir la bonté de faire avec moi un petit traité qui me met en sûreté, moi et les miens, pour le reste de ma vie.

Le bon Horace dit :


Det vitam, det opes ; æquum mi animum ipse parabo.

(Lib. I, ep. XVIII, 112.)

Il aurait dû ajouter det amicos ; mais vous me direz que c’est notre affaire, et non celle du ciel. C’est l’amitié de mes nièces qui fait de près le bonheur de ma vie ; c’est la vôtre qui le fait de loin :


Excepto quod non simul essem, cætera lætus.

(Hor., lib. I, ép. x, 50.)


Je vous ai bien souvent regretté, et votre souvenir m’a consolé. Vous n’êtes pas homme à franchir les Alpes, et à me venir voir sur les bords de mon lac, comme Mme  du Boccage ; vous vous contentez de cueillir les fleurs d’Anacréon dans vos jardins ; vous n’allez pas chercher comme elle la couronne du Tasse au Capitole,


Satis beatus unicis Sabinis.

(Hor., lib. II, od. XVIII, 14.)

Adieu, mon cher et ancien ami ; mes deux nièces, toute ma famille, vous font les plus tendres compliments. V.

Eh bien, les Anglais ont donc quitté vos côtes normandes, nonobstant clameur de haro ! Est-il vrai qu’ils ont pris beaucoup de canons, de vaches, de filles, et d’argent ? Le Canada va donc être entièrement perdu, le commerce ruiné, la marine anéantie, tout notre argent enterré en Allemagne ? Je vous trouve très-heureux, mon cher Cideville, de posséder la terre de Launai. Je n’ai aux Délices que l’agréable, et vous possédez l’agréable et l’utile.


Beatus ille qui, procul ridiculis,
Fœcunda rura bobus exercet suis !

(Hor., Épod., II, I.)