Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3660

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 499-500).

3360. — À M. THIERIOT.
Aux Délices, 17 septembre.

Il faut reprendre où nous en étions, mon ancien ami. J’ai été un peu de temps par monts et par vaux ; me voilà rendu à ma famille et à mes amis, dans mes chères Délices. Que faites-vous ? où êtes-vous ? avez-vous reçu un manuscrit concernant la Russie, que M. l’abbé Menet doit vous avoir remis ? Il y a un domestique de Mme de Fontaine qui repartira bientôt pour notre lac ; je vous serai très-obligé d’envoyer le manuscrit chez elle. Je suppose que vous êtes toujours chez Mme de Montmorency, et que votre vie est douce et tranquille ; j’en connais qui ne le sont pas. Je n’ai pas été précisément aux champs de Mars ; mais j’étais assez près de ces vilains champs, quand les Hanovriens battaient une aile de notre armée, prenaient Dusseldorf, et repassaient le Rhin à leur aise. Mes chers Russes sont venus depuis d’Archangel et d’Astrakan pour se faire égorger à Custrin. Nous sommes malheureux sur terre et sur mer, et on dit que l’artillerie prussienne porte jusqu’à Paris, où elle estropie la main droite de nos payeurs des rentes. Je suis honteux d’être chez moi, en paix et aise, et d’avoir quelquefois vingt personnes à dîner, quand les trois quarts de l’Europe souffrent.

J’avais lu dans un journal que M. Helvétius a fait un livre sur l’Esprit, comme un seigneur qui chasse sur ses terres ; un livre très-bon, plein de littérature et de philosophie, approuvé par un premier commis[1] des affaires étrangères ; et j’apprends aujourd’hui qu’on a condamné ce livre, et qu’il le désavoue comme un ouvrage dicté par le diable. Je voudrais bien lire ce livre, pour le condamner aussi[2] ; tâchez de me le procurer. Vous voyez, sans doute, quelquefois cet infernal Helvétius ; demandez-lui son livre pour moi. Mais vous êtes un paresseux, un perdigiorno ; vous n’en ferez rien. Je vous connais ; allons, courage ; remuez-vous un peu. Je suis aussi paresseux que vous, et je viens de faire trois cents lieues. On dit que cela est fort sain ; cependant je ne m’en porte pas mieux. Une de vos lettres me fera probablement beaucoup de bien. Je suis toujours tout ébaubi d’être venu à mon âge avec une santé si maudite. Vous qui êtes, à peu de chose près, mon contemporain, et qui êtes gras comme un moine, n’oubliez pas le plus maigre des Suisses, qui vous aime de tout son cœur.

P. S. Qu’est-ce qu’un livre de Jean-Jacques contre la comédie[3] ? Jean-Jacques est-il devenu Père de l’Église ?

  1. Tercier : voyez lettre 3652.
  2. Voltaire en a critiqué plusieurs passages : voyez tome XIX, page 23 ; XX, 321 ; mais il prend sa défense, tome XIX, 375 ; XXV, 474.
  3. Voyez la lettre 3650.