Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3659
Monsieur, quitter les Délices pour traverser les montagnes de Savoie, c’est passer des riches campagnes de l’Égypte dans les déserts de Chanaan ; aussi ai-je souvent tourné la tête vers cette heureuse colline où vous avez dressé votre tente. J’ai comparé la liberté dont vous y jouissez à l’esclavage volontaire que je me suis imposé, et je me suis trouvé aussi enfant que les autres hommes. Cette idée m’allait affliger ; j’ai repris mes joujoux pour m’en distraire. J’ai examiné avec attention tous les objets qui se sont offerts successivement à mes yeux, rochers, torrents, animaux, plantes, minéraux. J’ai suivi les diverses nuances qui joignent l’espèce humaine à celle des brutes, à mesure qu’on s’enfonce dans les contrées les moins fréquentées ; et malgré la lenteur de ma marche, l’ennui ne m’a point approché. Arrivé à Saint-Jean de Maurienne, je me suis informé de la fin de mon pauvre ami Patu. Ses hôtes m’ont dit qu’un instant après être descendu de sa voiture, il était tombé en faiblesse, et s’était endormi insensiblement du sommeil éternel…
À l’ouverture de son coffre, ces bonnes gens jugèrent que le mort avait été un homme d’esprit, et ils l’enterrèrent parmi les nobles à la cathédrale. Pour des montagnards, ce trait est louable.
J’ai réfléchi, monsieur, sur l’inscription que vous avez eu la bonté de faire pour orner la tombe de mon ami[2]. outre qu’elle ne parle pas de lui, il me semble qu’on ne peut guère traiter un pays de tristes déserts à la barbe de ses habitants. Je joins ici celle que je me propose d’y faire graver, si vous l’approuvez. Mon but est qu’on sache en Savoie quel était celui dont j’ai pleuré la perte.
Vous voyez tous les jours des gens qui vous parlent du mont Cenis comme d’un passage affreux. Je ne l’ai pas trouvé tel. Il n’est pas vrai que du sommet on découvre la France et l’Italie. Ce prétendu sommet est une vallée assez étendue, enfermée de toutes parts par des montagnes fort hautes. Voilà comme les fausses relations se perpétuent.
Je me suis acquitté, monsieur, de ce dont vous m’aviez chargé pour M. le marquis de Chauvelin[3], et je puis vous assurer qu’il y a été sensible. Il se propose de passer par Genève à son premier voyage de Paris.
Vous ne vous attendez pas sans doute que je vous parle de Turin. Je n’y ai encore vu que l’opéra bouffon : les paroles sont de Goldoni, et la musique de Scarlati. Il y a deux acteurs très-bons et une jolie chanteuse. C’est, je vous assure, une très-agréable ressource pour un arrivant.
J’ose vous prier de présenter mes respects à vos dames. Je suis très-fâché que la nécessité m’ait rangé au nombre des êtres éphémères qui les importunent continuellement, et je me ferai un devoir de réparer ce tort, s’il m’est possible, à mon retour.
Je vous supplie d’être persuadé de la sincérité des sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.
Il eut dans un corps faible
Un cœur sensible et généreux,
Un esprit vif et pénétrant.
Il cultiva la littérature et la poésie,
Et ses premiers succès
Lui présageaient une grande réputation.
Estimé en Angleterre,
Applaudi à Rome,
Chéri dans sa patrie,
Il mourut à Saint-Jean de Maurienne,
Dans le cours de ses voyages,
Le 20 août 1757.
P.-M. H., son compatriote et son ami,
Après avoir versé des pleurs sur sa tombe,
Y a fait graver cette épitaphe
Le 9 septembre 1758.
Je souhaite, monsieur, que ce bavardage vous déplaise ; la mémoire de mon ancien ami ne pourra qu’y gagner.
- ↑ Correspondance inédite de Voltaire avec P.-M. Hennin, 1825.
- ↑ Hennin, se rendant en Italie en 1758, voulut faire placer une inscription sur la tombe de son ami, et il parla de ce projet à Voltaire, qui lui donna les vers suivants, écrits sur une carte :
Tendre et pure amitié dont j’ai senti les charmes,
Tu conduisis mes pas dans ces tristes déserts ;
Tu posas cette tombe, et tu gravas ces vers
Que mes yeux arrosaient de larmes. - ↑ Ambassadeur de France à Turin.