Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3671

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 512-513).

3671. — À M.  DE FORMONT.
3 octobre.

Mon cher philosophe, votre souvenir m’enchante ; vous êtes un gros et gras épicurien de Paris, et moi, un maigre épicurien du lac de Genève ; il est bon que les frères se donnent quelquefois signe de vie. Mme du Deffant est plus philosophe que nous deux, puisqu’elle supporte si constamment la privation de la vue, et qu’elle prend la vie en patience. Je m’intéresse tendrement, non pas à son bonheur, car ce fantôme n’existe pas, mais à toutes les consolations dont elle jouit, à tous les agréments de son esprit, aux charmes de sa société délicieuse. Je voudrais bien en jouir, sans doute, de cette société délicieuse, j’entends de la vôtre et de la sienne ; mais allez vous faire …… avec votre Paris : je ne l’aime point, je ne l’ai jamais aimé. Je suis cacochyme ; il me faut des jardins, il me faut une maison agréable dont je ne sorte guère, et où l’on vienne. J’ai trouvé tout cela, j’ai trouvé les plaisirs de la ville et de la campagne réunis, et surtout la plus grande indépendance. Je ne connais pas d’état préférable au mien ; il y aurait de la folie à vouloir en changer. Je ne sais si j’aurai cette folie ; mais, au moins, c’est un mal dont je ne suis pas attaqué à présent, malgré toutes vos grâces.

Je ne regrette ni Iphégénie en Crimée, ni Hypermnestre[1] ; je crains seulement plus encore pour la perte des fonds publics que pour celle des talents, La compagnie des Indes, le commerce, la marine, me paraissent encore plus en décadence que le bon goût. Jamais on n’a tant fait de livres sur la guerre, et jamais nos armes n’ont été plus malheureuses. J’ai trente volumes sur le commerce, et il dépérit. Ni les livres sur l’esprit et sur la matière, ni les arrêts du conseil sur ces livres, ne remédieront à tant de maux.

Que dites-vous de la défaite de mes Russes ? C’est bien pis qu’à Narva ; tout est mort, ou blessé, ou pris. Il y a eu trois batailles consécutives. Les Prussiens n’ont eu que trois mille hommes de tués ; mais ils ont dix mille blessés, au moins. Si le comte de Daun tombait sur eux dans ces circonstances, peut-être ferait-il aux Prussiens ce que ceux-ci ont fait aux Russes. Il y a une tragédie anglaise dans laquelle le souffleur vient annoncer à la fin que tous les acteurs de la pièce ont été tués ; cette cruelle guerre pourra bien finir de même.

Nota qu’il n’est pas vrai qu’on ait battu trois fois les Russes, comme on le dit ; c’est bien assez d’une.

Présentez, je vous en prie, mes très-tendres respects à Mme  du Deffant, et souvenez-vous quelquefois du vieux Suisse Voltaire, qui vous aimera toujours.

  1. Tragédie de Lemierre, représentée le 31 août 1758.