Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3683

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 521-523).

3683. — DE M.  LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1].

Il n’y a, dit-on, monsieur, mal que bien n’en vienne, et parfois un plus grand bien. Je ne serai pas votre vendeur, mais je resterai votre voisin, ce qui vaut encore mieux pour moi. Je vis bien par votre seconde lettre que c’était, ainsi que vous me le disiez, une fantaisie passagère que vous aviez prise pour ce lieu, et dont on vous avait bientôt dégoûté. Pour moi, vous me trouverez probablement toujours planté là comme un piquet, toutes et quantes fois que vous voudrez goûter du denier dix (c’est la taxe apostolique des fonds perdus) et avoir une certaine quantité de bois de construction dont nous conviendrions selon le devis. Le pays m’a toujours charmé, et depuis qu’il a acquis de nouveaux agréments par votre présence, je suis moins disposé que jamais à renoncer à l’incolat, malgré la proposition d’échange que M.  de Fautrière m’a fait faire par un procureur qu’il a ici, pour certaines affaires qui ne lui ont pas extrêmement bien tourné. Je ne le connais point du tout ; mais ce que j’en entends dire ne me donne qu’un goût médiocre pour traiter avec lui : il est vrai qu’il y a de méchantes langues dans le monde, Bref, j’attends le détail de ce qu’il me propose, et ne puis en aucun cas m’imaginer rien d’assez séduisant pour m’éloigner de votre voisinage.

Si Mme de Brosses n’eût été en couches, je me serais mis de la caravane pour vous aller voir avec M.  et Mme de Ruffey. C’est un fort galant homme qui a bien des connaissances, et qui aime les vers avec passion, même ceux qu’il fait. Sa femme a beaucoup d’esprit et de gaieté, et une gentillesse inépuisable dans la conversation[2]. Mais, comme elle est tout à fait timide avec les personnes qu’elle ne connaît pas, il ne serait pas étonnant qu’elle n’eût rien montré de ceci, et que son génie eût tremblé devant le vôtre.

Vraiment l’Hélicon de Carrouge nous a fait voir une ode de M.  de Bussy du dernier pindarique, Vitreo daturus nomima ponto. Pour la comédie qu’il a donnée sur votre théâtre, je ne la connais pas. Je soupçonne seulement que sa pièce manque de conduite[3]. Vous voyez que nous faisons nos efforts pour soutenir la réputation que vous avez bien voulu donner à notre ville d’être en possession de produire des gens célèbres[4]. Mais, après tout, nous ne pouvons pas toujours vous offrir des Bossuets, des Saumaises, des Rameaux, des Crébillons et des Buffons.

Voulez-vous donc toujours garder nos comédiens, et ne pas nous les renvover cet hiver ? Un théâtre est en effet bien comique sur la place où fut brûlé Servet. J’ai dans mon vieux château un vieux fauteuil dans lequel Calvin, qui avait là sa petite maison de campagne, avait coutume de faire publiquement le prêche. J’en veux faire un regalo aux comédiens pour qu’il leur serve à dire : Prends un siège, Cinna. Savez-vous que l’observation plaisante que vous faisiez là-dessus m’a trouvé au beau milieu du livre et de l’enthousiasme de Jean-Jacques[5], qui se tue à faire le plus grand abus possible de l’esprit, et à s’époumoner en paradoxes. Par bonheur que ce n’est pas de bonne foi :


Nihilo plus agit
Quam si det operam, ut cum ratione insaniat


Mais voici bien d’autres tragédies. Que dites-vous, monsieur, de la manière légère dont on se met à manier les souverains de l’Europe ? Ce sont ces fripons de jansénistes qui auront fait le coup de Lisbonne[6] pour en jeter le chat aux jambes aux jésuites du Paraguai. J’aimerais mieux que ce fût l’affaire d’Oporto. Cela ferait exemple. Et le roi de Suède[7], est-il bien vrai que le sénat l’ait déposé ? Et le roi d’Espagne[8], a-t-il tout de bon perdu la raison ? Ma foi, le métier ne vaut plus rien. J’y renonce pour ma part, et vous prie de ne plus dire : Le royaume de Tournay. Parlons-en pourtant toujours autant qu’il vous plaira ; nous ne conclurons rien : n’importe, cela me servira de texte pour entretenir la conversation avec vous. Rien ne peut m’être plus agréable que ce commerce, à vos moments perdus ; et rien n’égale les sentiments que je vous ai voués. Ils sont tels que vous les méritez. Toute autre expression ne les rendrait que faiblement.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Anne-Claude de La Forêt de Montfort, épouse de M.  le président Richard de Ruffey.
  3. M.  de Bussy-Dagonneau est mort ruiné.
  4. « Dijon, qui a produit tant d’hommes de lettres, et où le mérite de l’esprit semble être un des caractères des citoyens. » (Voltaire, Discours de réception à l’Académie française, en remplacement du président Bouhier.)
  5. La Lettre sur les spectacles, publiée en octobre 1758.
  6. L’assassinat du roi Joseph-Emmanuel, le 3 septembre 1758.
  7. Adolphe-Frédéric, père de Gustave III. La nouvelle était fausse.
  8. Ferdinand VI, mort fou en 1759.