Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3701

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 535-536).
3701. — À M.  LE CONSEILLER LE BAULT[1].
Aux Délices, route de Genève, 18 novembre 1758.

Monsieur, quatre tonneaux de votre bon vin d’ordinaire sont ce qu’il me faut. Je pense qu’on doit préférer une chère honnête de tous les jours aux repas de parade. Ainsi, monsieur, puisque vous voulez bien que nous buvions de votre vin, pourriez-vous avoir la bonté de m’en faire parvenir quatre tonneaux ou deux queues, à 360 francs la queue ; les deux queues ou les quatre tonneaux enfermés dans d’autres tonneaux, pour prévenir les Suisses qui voudraient en tâter sur le chemin.

Je n’ai appris que depuis peu que M.  de Murard conseille nos princes ; je voudrais qu’il conseillât tous les rois, et leur fit faire la paix. Je vous remercie bien tendrement, monsieur, de la bonté que vous avez d’écrire en ma faveur à M.  de Murard. Il n’est pas encore certain que ce soit M.  le comte de La Marche[2] qui reste possesseur de Gex ; mais si dans ses partages cette terre lui demeure, il aura là un pays bien dépeuplé, bien misérable, sans industrie, sans ressource. Mon terrain est excellent, et cependant j’ai trouvé cent arpents appartenant à mes habitants, qui restent sans culture. Le fermier n’avait pas ensemencé la moitié de ses terres. Il y a sept ans que le curé n’a fait de mariages, et cependant on n’a point fait d’enfants, parce que nous n’avons que des jésuites dans le voisinage, et point de cordeliers. Genève absorbe tout, engloutit tout. On ne connaît point l’argent de France, les malheureux ne comptent que par petits sous de Genève, et n’en ont point. Voilà les déplorables suites de la révocation de l’édit de Nantes. Mais une calamité bien plus funeste, c’est la rapacité des fermes générales, et la rage des employés. Des infortunés qui ont à peine de quoi manger un peu de pain noir sont arrêtés tous les jours, dépouillés, emprisonnés, pour avoir mis sur ce pain noir un peu de sel qu’ils ont acheté auprès de leurs chaumières. La moitié des habitants périt de misère, et l’autre pourrit dans les cachots. Le cœur est déchiré, quand on est témoin de tant de malheurs. Je n’achète la terre de Ferney que pour y faire un peu de bien ; j’ai déjà la hardiesse d’y faire travailler, quoique je n’aie pas passé le contrat. Ma compassion l’a emporté sur les formes ; le prince, qui sera mon seigneur dominant, devrait plutôt m’aider à tirer ses sujets de l’abîme de la misère que profiter du droit goth et visigoth des lods et ventes. Je suis persuadé, monsieur, que votre humanité et votre générosité me prêteront leurs secours pour tâcher de changer en hommes utiles des sujets qu’on a rendus des bêtes inutiles.

Je serai toute ma vie, monsieur, avec la plus respectueuse et la plus tendre reconnaissance, votre très-humble et très-obéissant serviteur.


Voltaire,

  1. Éditeur, de Mandat-Grancey.
  2. Le comte de La Marche, fils du prince de Conti, engagiste du pays de Gex.