Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3703

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 536-538).

3703. — À M.  DE CIDEVILLE.
À Ferney, 25 novembre ; mais écrivez toujours aux Délices.

Votre amitié pour moi a donc la malice, mon cher ami, de tarabuster le marquis Ango, et de lui faire sentir que quelquefois les plus grands seigneurs ne laissent pas d’être obligés à payer leurs dettes, malgré les grands services qu’ils rendent à l’État. Il ne veut pas m’écrire ; vous verrez qu’il s’est rouillé en province. Cependant un Bas-Normand peut hardiment écrire à un Suisse. Le petit bonhomme de marquis veut donc me donner une assignation sur son trésor royal, et, de quatre années, m’en payer une à cause des dépenses qu’il fait à la guerre ! Je ferai signifier à monseigneur que je ne l’entends pas ainsi, et que, lui ayant joué le tour de vivre jusqu’à la fin de cette présente année, je veux être payé de mon ou deu. On écrivait autrefois deu ou dub, parce que dû est toujours dubium : mais , ou deu, ou dub, il faut qu’il paye ; et, point d’argent, point de Suisse. Et M.  le surintendant Ledoux aura beau faire, je ferai brèche à son trésor, car je bâtis une terre ; non pas un marquisat comme Lamotte[1], non un palais comme le palais d’Ango, mais une maison commode et rustique, où j’entre, il est vrai, par deux tours entre lesquelles il ne tient qu’à moi d’avoir un pont-levis, car j’ai des mâchicoulis et des meurtrières ; et mes vassaux feront la guerre à Lamotte-Ango.

Le fait est que j’ai acheté, à une lieue[2] des Délices, une terre qui donne beaucoup de foin, de blé, de paille, et d’avoine ; et je suis à présent


Rusticus, abnormis sapiens, crassaque Minerva.

(Hor., lib. II, sat. II, v. 3.)


J’ai des chênes droits comme des pins, qui touchent le ciel, et qui rendraient grand service à notre marine si nous en avions une. Ma seigneurie a d’aussi beaux droits que Lamotte ; et nous verrons, quand nous nous battrons, qui l’emportera.


Nunc itaque et versus, et cætera ludicra pono.

(Hor., lib. I, ep. i, v. 10.)


Je sème avec le semoir ; je fais des expériences de physique sur notre mère commune ; mais j’ai bien de la peine à réduire Mme  Denis au rôle de Cérès, de Pomone, et de Flore. Elle aimerait mieux, je crois, être Thalie à Paris ; et moi, non ; je suis idolâtre de la campagne, même en hiver. Allez à Paris ; allez, vous qui ne pouvez encore vous défaire de vos passions.


Urbis amatorem Fuscum salvere jubemus
Ruris amatores.

(Hor., lib. I, ep. x, v, 1.)

l’ami des hommes[3], ce M.  de Mirabeau, qui parle, qui parle, qui parle, qui décide, qui tranche, qui aime tant le gouvernement féodal, qui fait tant d’écarts, qui se blouse si souvent, ce prétendu ami du genre humain n’est mon fait que quand il dit : Aimez l’agriculture. Je rends grâces à Dieu, et non à ce Mirabeau, qui m’a donné cette dernière passion. Eh bien ! quittez donc votre aimable Launai pour Paris ; mais retournez à Launai, et regrettez, comme moi, que Launai soit si loin de Ferney. Écrivez-nous quand vous serez à Paris ; parlez-nous des sottises que vous y aurez vues, et aimez toujours vos deux amis du lac de Genève, qui vous aiment de tout leur cœur. V.

  1. Ce château, dont une partie a été démolie, est situé dans la commune de Joué-du-Plain, à trois lieues d’Argentan.
  2. Lisez deux lieues.
  3. Victor Riquetti, marquis de Mirabeau, né en 1715, mort en 1789, est auteur de l’Ami des hommes ; voyez tome XX, page 249.