Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3740

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 1-2).

3740. — DE M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1].
Janvier 1759.

Honneur, salut, joie, santé et bénédiction ad mullos annos au seigneur comte de Tournay, ci-devant mon voisin, aujourd’hui patron de ma case, dans tous les temps, dans tous les lieux, à ce que j’espère, mon ami. Voilà pour vos étrennes, monsieur ! Donnez-moi pour les miennes quelque jolie petite épitre en vers,


Et mihi delphica Lauro cinge comas, ut ego postera
Crescam laude.


Pour les vôtres, donnez-vous une vue ouverte sur le potager, et un petit logement commode dans ce château où vous avez carte blanche, tant par notre traité que par le billet que vous savez[2], infiniment meilleur, quoi que vous en disiez, que celui qu’avait La Châtre. Mais vous êtes si vif que vous ne vous donnez pas le temps de lire. J’ai été quelquefois fâché, durant nos entretiens, de vous voir de la défiance sur des bagatelles, et de l’inquiétude que vos héritiers ne fussent un jour tracassés sur ce que vous auriez fait. C’est ce qui n’arrivera pas : comptez la-dessus. Nous avons traité en gentilshommes et en gens du monde, non en procureurs ni en gens de chicane. De votre côté, vous êtes incapable d’user de ceci autrement qu’un galant homme, comme vous feriez de votre propre bien patrimonial, en bon propriétaire et bon père de famille. Ainsi, fiez-vous à moi ; je me fie à vous : que les deux mots soient dits pour jamais entre nous.

En rentrant chez moi l’autre jour, je trouvai des lettres par lesquelles on m’apprenait que le ministère venait de nous envoyer l’impôt sur les villes ; et l’on me rappelait en toute diligence pour aviser aux moyens d’y mettre ordre de la manière la moins onéreuse au misérable peuple accablé. Je partis sur-le-champ ; je crois que vous m’avez prêté une aile de votre Pégase pour franchir les horreurs glaciales et les précipices du mont Jura. À force de relais et d’argent, j’arrivai bien vite, et, contre mon attente, sans m’être rompu le col. Au vrai cependant, dites à Mme  de Fontaine que la redoutable Faucille est très-belle, et même beaucoup meilleure que les montagnes de Saint-Claude. Elle peut aisément suivre cette route en prenant la précaution, pour se calmer l’esprit, d’aller en litière jusqu’à Lons-le-Saunier, et de faire suivre son équipage.

Depuis mon arrivée, je n’ai garde de vous oublier. J’ai d’abord donné commission que l’on me cherchât les quatre milliers de plants de vignes. Si je ne puis avoir le tout cette année, je vous en enverrai au moins dès à présent deux ou trois milliers, et le surplus l’an prochain. Venons, à l’autre article qui vous tient au cœur. Je me suis informé de ce procès perdu de vos habitants de Ferney. J’ai été trouver le rapporteur, qui est mon ami intime, un de nos plus habiles magistrats, homme de beaucoup d’esprit, très-disposé par conséquent à vous admirer et à vous obliger : il m’a dit le fait en quatre mots. L’affaire ne faisait pas un pli, une communauté d’habitants étant incapable par les lois, en quelque cas que ce soit, de posséder une dime. La perte du fond a entraîné celle des dépens ; c’est l’usage journalier. À présent, il s’agit de mettre à ceci quelque adoucissement : ce qui devient beaucoup plus difficile qu’il ne l’eût été de prévenir le mal. Il faut tâcher d’obtenir du temps et de prendre un arrangement pour payer. Je manderai le procureur de vos habitants. J’ai disposé M.  de Joncy[3], rapporteur, à bien recevoir leur requête. Faites-lui-en aussi dire un mot par votre ami, M.  Le Bault, qui est son oncle. Le plus difficile sera de gagner sur le curé de Moëns qu’il ne les pousse pas trop vivement pour exiger sa dette. Quoique je ne le connaisse pas, je lui en écrirai volontiers moi-même ; et peut-être aura-t-il quelque égard à ce que je lui dirai.

Revenons encore un moment à nos moutons, c’est-à-dire à nos vaches ; et j’y reviendrai tout de bon plus d’une fois. J’ai eu trop de plaisir à converser avec vous, malgré votre rigueur aux échecs, pour ne pas aller de temps en temps vous retrouver aux bords de ces claires eaux, de ce grand pré vert, et de cette forêt si chérie qui est au bout.


Hic gelidi fontes ; hic roscida prata, Lycori ;
Hic nemus : hic toto tecum consumerer ævo ;

Mille respects, je vous prie, à vos dames. J’ai l’honneur d’être, etc.

  1. Éditeur, Th. Foisset
  2. La lettre du 17 décembre 1758.
  3. M.  Cottin de Joncy, conseiller au parlement de Dijon.