Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3744

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 7-9).

3744. — À M.  LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1].
5 janvier, aux Délices (j’aimerais mieux dater de Tournay).

Linx envers nos pareils et taupes envers nous !


Il vous sied vraiment bien, monsieur, de me dire en courant que je cours, de me dire vivement que je suis vif, et d’ajouter méchamment, vous qui écrivez si bien, que je ne lis pas ce que vous écrivez. Je lis vos lettres avec le plus grand plaisir. Je lirai votre Salluste à mon grand profit, si vous daignez me l’envoyer, et je le ferai même imprimer à Genève avec une préface où je vous louerai depuis les pieds jusqu’à la tête, si vous voulez être imprimé et si votre modestie ne me lie la main et la langue. Je lis et je relis votre contrat, et plus je le relis, plus je vois que vous m’avez dicté la loi en vainqueur ; mais j’en suis fort aise. J’aime à embellir les lieux que j’habite, et je fais à la fois votre bien et mon plaisir. J’ai déjà ordonné qu’on jetât à bas la moitié du château et qu’on changeât l’autre. Les fossés seront grands et réguliers. Nous aurons des ponts tournants, et vos arbres de Dodone seront mieux employés à ces embellissements qu’à chauffer la ville de Genève.

Il vaudrait mieux en abattre pour cinquante ou soixante louis pour des réparations excellentes que d’en couper pour cent quarante louis comme vous avez fait. Je me tiens meilleur père de famille que vous, car je ne détruis que pour édifier ; et vous avez, ne vous déplaise, dévasté la moitié de votre forêt pour avoir de l’argent comptant. Vous avez Négligé votre terre, et moi, je la cultive avant même d’en être le maître, et vous serez un jour tout étonné d’avoir un château très-beau, très-peigné, et des campagnes fertiles, labourées et semées à la nouvelle mode, et de belles prairies qui sont aujourd’hui couvertes de taupes, et que vous verrez arrosées de petits ruisseaux.

Remerciez Dieu de m’avoir fait Suisse, Genevois et Bourguignon, de Parisien que j’étais. Nos Genevois disent que je suis une dupe. Ce sont eux qui sont des dupes, car ils ne savent pas jouir, et moi, je jouis de tout le bien que je fais à votre maison : comptez que je ne fais cas ici que de votre amitié.

Je vous prie de vouloir bien, monsieur, me dire positivement si mon contrat ne me donne pas le droit de nommer des officiers. Vous m’assurâtes, en signant l’acte, que ce droit était incontestable et sous-entendu dans l’acte même. Mais j’aime mieux vous entendre que de sous-entendre.

Je vous recommande enixe et fortiter ce maroufle de curé chicaneur, qui passe sa vie à plaider et à ruiner de pauvres diables. L’évêque et prince de Genève (qui heureusement n’est rien de tout cela) m’a envoyé une lettre dans laquelle il lave la tête au curé. Mais vous devriez écraser cette tête dure. Il serait plaisant qu’un président et un intendant réunis ne pussent venir à bout de secourir de pauvres diables qu’un prêtre persécute. Ils ont été très-mal défendus. Ils n’avaient qu’à dire simplement qu’ils étaient possesseurs de bonne foi, et qu’ils s’en rapportaient à la cour. Ils n’auraient point été condamnés à quinze cents livres de frais pour un objet de trente livres par an. Ne pourraient-ils pas aussi, en qualité de pauvres de Ferney (pauvres de nom, pauvres d’effet et d’esprit), présenter requête in forma pauperis ! Quinze cents livres de frais ! payer le vin que le curé a bu à Dijon et à Mâcon ! cela est abominable. Au nom de Dieu ! miséricorde ! Summum jus, summa injuria.

Les peuples seront-ils encore longtemps ruinés pour aller se faire bafouer, abhorrer et égorger en Germanie, et pour enrichir Marquet et compagnie,


Et Paris[2], et fratres, et qui rapuere sub illis.

Mille tendres respects. V. J’ai encore une grâce à vous demander, c’est de dire à M.  de Fleury[3], votre ami, qu’il n’y a point d’intendant si aimable que lui dans le monde.

Autre grâce : permission de chasse dans le royaume des lièvres pour mon parent Daumart, mousquetaire du roi ; pourrait-il être lieutenant des chasses ? Le gibier serait gardé, et les magnifiques seigneurs horlogers ne le mangeraient pas.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Pâris-Duverney et ses frères, munitiounaires des armées sous Louis XV.
  3. M.  Joly de Fleury, intendant de Bourgogne, frère de l’avocat général de Paris.