Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3745

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 9-10).

3745. — À M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY[1].

Ainsi donc, monsieur, vous m’envoyez des roses, et quidquid calcaveris rosa fiet. Avez-vous vu M. le président de Brosses[2] ? S’il vient dans un an à Tournay, il demandera où était le château. Le plaisir de bâtir et de planter flatte un peu l’amour-propre, et cela est vrai ; mais le plaisir de mettre les choses dans l’ordre est bien plus grand. J’ai une telle horreur pour la difformité que j’ai rajusté deux maisons en Suisse, uniquement parce que leur irrégularité me blessait la vue. Les propriétaires ne sont pas fâchés de trouver un homme de mon humeur. Je ne me mêle point de réformer les mauvais livres, qui pleuvent dans Paris, mais bien les maisons où je loge. Hoc curo et omnis in hoc sum[3]. J’ai été trop fâché de n’avoir pu avoir l’honneur de vous loger dans mon chétif ermitage des Délices, pour ne pas bâtir au plus vite quelque chose de plus digne de vous recevoir. Votre chambre des comptes n’entendra pas sitôt parler de moi. L’acquisition de la terre de Ferney m’a causé plus d’embarras que celle de Tournay ; tout a été fini en un quart d’heure avec M. de Brosses ; mais pour Ferney, il n’en va pas de même : monseigneur Paramont, le sérénissime comte de La Marche, me remet la moitié des droits, et son conseil exige que je spécifie ce qui dépend de lui et ce qui n’en dépend pas ; c’est une distinction très-difficile à faire et qui demande des recherches de bénédictins. Je me donne bien de garde de faire des actes de seigneur à Ferney. Je n’ai point encore signé le contrat : je n’agis jusqu’à présent qu’avec une procuration du vendeur. Je n’ose même aller à la messe de peur que la chambre des comptes ne saisisse mon fief. N’aurai-je pas même encore, s’il vous plaît, six mois après la signature pour vous donner aveu et dénombrement ? Je m’en rapporte à vous ; j’espère qu’on ne me chicanera pas ; mais, mon cher président, ce que j’ai bien plus à cœur et ce que je regarde comme la plus belle des acquisitions, c’est d’avoir quelque part dans le souvenir de Mme de Ruffey[4] ; s’il y a beaucoup de dames à Dijon qui lui ressemblent, c’est à Dijon qu’il faut vivre. Aussi aurais-je déjà fait le voyage si je n’avais embrassé bien fermement le parti de la retraite pour le reste de ma vie.

Vous pourrez dire de moi :


Namquo sub Œbaliæ memini me turribus altis
Corycium vidisse senem, cui pauca beati
Jugera ruris erant, etc.


Et qu’est-ce qui me retient sur les bords de mon lac ?


Libertas, quæ sera tamen respexit inertem.


Voilà trop de latin. Je vous dirai en français que toute ma famille est aux pieds de Mme de Ruffey, et que mon cœur est à vous pour jamais.

  1. Éditeur, Th. Foisset. — Cette lettre est une réponse à la lettre que M. de Ruffey avait adressée à Voltaire le 1er janvier 1759.
  2. M. de Brosses ne faisait qu’arriver à Dijon, de retour de Tournay, qu’il venait de vendre à vie à Voltaire.
  3. Horace a dit :

    Quid verum atque decens curo et rogo ; et omnis in hoc sum.

    (Epist. i, lib. I.)

  4. Mme de Ruffey avait accompagné son mari dans la visite qu’il fit à Voltaire en octobre 1758.