Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3749

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 12-13).

3749. — À M. LE COMTE DE TRESSAN.
Au Délices, 12 janvier.

Oui, il y a bien quarante ans, mon charmant gouverneur, que je vis cet enfant pour la première fois, je l’avoue ; mais avouez aussi que je prédis dès lors que cet enfant serait un des plus aimables hommes de France. Si on peut être quelque chose de plus, vous l’êtes encore. Vous cultivez les lettres et les sciences, vous les encouragez. Vous voilà parvenu au comble des honneurs, vous êtes à la tête de l’Académie de Nancy.

Franchement, vous pourriez vous passer d’académies, mais elles ne peuvent se passer de vous. Je regrette Formont, tout indifférent qu’était ce sage ; il était très-bon homme, mais il n’aimait pas assez. Mme de Graffigny[1] avait, je crois, le cœur plus sensible ; du moins les apparences étaient en sa faveur. Les voilà tous deux arrachés à la société dont ils faisaient les agréments. Mme du Deffant, devenue aveugle, n’est plus qu’une ombre. Le président Hénault n’est plus qu’à la reine ; et vous, qui soutenez encore ce pauvre siècle, vous avez renoncé à Paris. S’il est ainsi, que ferais-je dans ce pays-là ? J’aurais voulu m’enterrer en Lorraine, puisque vous y êtes, et y arriver comme Triptolème, avec le semoir de M. de Châteauvieux[2]. Il m’a paru que je ferais mieux de rester où je suis. J’ai combattu les sentiments de mon cœur ; mais, quand on jouit de la liberté, il ne faut pas hasarder de la perdre. J’ai augmenté cette liberté avec mes petits domaines ; j’ai acheté le comté de Tournay, pays charmant qui est entre Genève et la France, qui ne paye rien au roi, et qui ne doit rien à Genève. J’ai trouvé le secret, que j’ai toujours cherché, d’être indépendant. Il n’y a au-dessus que le plaisir de vivre avec vous.

Les vers dont vous me parlez m’ont paru bien durs et bien faibles à la fois, et prodigieusement remplis d’amour-propre. Cela n’est ni utile ni agréable. Des phrases, de l’esprit, voilà tout ce qu’on y trouve. Oh ! qui est-ce qui n’a pas d’esprit dans ce siècle ? Mais du talent, du génie, où en trouve-t-on ? Quand on n’a que de l’esprit, avec l’envie de paraître, on fait à coup sûr un mauvais livre. Que vous êtes supérieur à tous ces messieurs-là, et que je suis fâché contre les montagnes qui nous séparent !

Mettez-moi, je vous en prie, aux pieds du roi de Pologne ; il fait du bien aux hommes tant qu’il peut. Le roi de Prusse fait plus de vers, et plus de mal au genre humain. Il me mandait l’autre jour que j’étais plus heureux que lui[3] ; vraiment, je le crois bien ; mais vous manquez à mon bonheur. Mille tendres respects.

  1. Morte le 12 décembre 1758.
  2. Michel Lullin de Châteauvieux, né à Genève en 1695, mort en 1781.
  3. Voltaire veut parler sans doute de la lettre 3689.