Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3792

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 47-48).

3792. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE[1].
Aux Délices, près de Genève, février 1759.

Il y a longtemps que je vous dis que vous êtes l’homme le plus extraordinaire qui ait jamais été. Avoir l’Europe sur les bras, et faire les vers que Votre Majesté m’envoie, est assurément une chose unique. Moi, que j’en fasse après les vôtres ! Vous vous moquez d’un pauvre vieillard. Il n’y a qu’un frère et qu’un héros capable d’un tel ouvrage ; je ne suis ni l’un ni l’autre. Vous en savez trop pour ne pas savoir que tout sentiment est fade en comparaison de l’enthousiasme de la nature. La place où l’on est dans ce monde ajoute encore beaucoup au sublime, et quand le cœur s’exprime dans un homme de votre rang, il faut être fou pour oser parler après lui. N’insultez point, s’il vous plaît, à la misère de l’imagination paralytique d’un homme de soixante et cinq ans, environné des neiges des Alpes, et devenu plus froid qu’elles. Tout ce qu’il y aurait à faire pour l’édification du genre humain, ce serait de faire imprimer les tendres et sublimes vers qui seront à jamais le plus beau mausolée que vous puissiez élever à votre digne sœur ; mais je me donnerai bien de garde d’en lâcher seulement une copie sans la permission expresse de Votre Majesté. Vos victoires, votre célérité à la façon de César, vos ressources de génie dans des temps de malheur, tous feront sans doute un nom immortel ; mais croyez que cet ouvrage du cœur, ces vers admirables qu’aucun autre homme ne pourrait faire, ajouteront à votre gloire personnelle autant pour le moins qu’une bataille. Si Votre Majesté dit : « J’ordonne », j’obéirai ; mais je protesterai contre mon ridicule. Encore un mot, sire, sur ce sujet. Une ode régulière, dans ma maudite langue, exige trois mois d’un travail assidu pour être passable.

À l’égard des brimborions[2] dont j’avais parlé, je les aurais surtout demandés si quatre ou cinq cent mille hommes prévalaient contre vous ; si vous étiez seul, réduit à votre courage et à votre supériorité sur les autres hommes ; mais si vous continuez à être la terreur de trois ou quatre nations, à nettoyer en deux mois trois ou quatre provinces d’ennemis, d’être le plus puissant prince de l’Europe par vous-même, alors ce serait à Votre Majesté à me les offrir. Je me suis fait un tombeau entre les Alpes et le mont Jura ; j’y ai deux seigneuries considérables, qui sont, aux yeux d’un roi, des taupinières. Je n’ai nulle envie de briller aux yeux de mes paysans ; mon cœur seul demandait ces marques de votre souvenir, et les méritait. Je vous regarderai, sire, comme le plus grand homme de l’Europe ; mais je n’ai besoin de rien que du souvenir de ce grand homme qui, au bout du compte, m’a arraché à ma patrie, à ma famille, à mes emplois, à mes charges, à ma fortune, et qui m’a planté là.

J’attends la mort tout doucement. Tracassez bien, sire, votre illustre, et glorieuse, et malheureuse vie, et puissiez-vous enfin goûter le repos, qui est le seul but de tous les hommes, et qui sera mieux employé par un philosophe tel que vous que par aucun de ceux qui croient l’être !

Pour mon respect, Votre Majesté ne s’en soucie guère ; mais il est sans bornes.

  1. Der Freymuthige ; Berlin, 1803, page 149.
  2. L’ordre pour le Mérite et la clef de chambellan.