Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3831

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 80-82).

3831. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Landeshut, 22 avril.

Je vous ai envoyé mes vers à ma sœur Amélie[1] comme l’esquisse d’une épître. Je n’ai ni l’esprit assez libre, ni assez de temps pour faire quelque chose de fini. Et d’ailleurs quelques inadvertances, quelques crimes de lèse-majesté contre Vaugelas ou d’Olivet, ne doivent pas vous surprendre. Le moyen d’écrire purement en Allemagne, et de ne pas commettre des fautes d’ignorance et contre l’usage, quand je vois tant de poètes français, domiciliés à Paris, dont les ouvrages en fourmillent ! Je remarque de plus qu’il faut avoir un bon critique qui vous fasse observer les fautes que l’amour-propre nous voile, qui marque les endroits faibles et défectueux. Je vois assez bien les négligences des autres, et, dans la composition, je demeure aveugle sur les miennes. Voilà comme les hommes sont faits.

Votre nouvelle strophe[2] de cette funeste ode est belle. Je passerai les petites bagatelles qui vous arrêtent. Ne dites pas que Marsyas juge Apollon, si je m’escrime avec vous de poésie.

Au lieu de du sort soutint les coups, on peut mettre affronta les coups ; et, au lieu de venir son heure fatale, approcher l’heure fatale.

J’avoue que son heure fatale vaut mieux que l’heure fatale ; c’est à vous d’en juger.

Pour l’ode, en général, elle est très-belle. Voici les difficultés qu’un ignorant vous propose. Vous le confondrez peut-être, fondé sur l’autorité des d’Olivet, des Quarante, et de toute la république.


Quand la Mort, qu’ils ont bravée,
Dans cette foule abreuvée
Du sang qu’ils ont répandu, etc.


Dans cette foule abreuvée, amphibologique ; est-ce la Mort ou la foule qui est abreuvée ? J’entends bien votre idée ; mais un grand poëte comme vous ne doit point avoir recours à un commentaire pour expliquer sa pensée.

Ve strophe. Je fus battu à Hochkirch[3], le moment que ma digne sœur expirait.

VIe strophe, admirable ; VIIe, VIIIe excellentes ; IXe, de même. La dernière partie de la Xe ne répond pas au commencement.

La stupide ignorance ; les Midas, les Homère, les Zoïle, sont étrangers au sujet de l’ode, et ne servent là que de remplissage. Il s’agit de ma sœur, et non d’Homère ni de Zoïle.

Strophe XIe, bonne ; XIIe qui font des cours les plus belles, infâme cheville. Le sens finit, qui font des cours ; les plus belles[4] n’est qu’un remplissage sans beauté, digne de Mœvius et non pas de Virgile. Cela demande absolument une correction, cela est lâche et faible.

Strophe XIIIe[5]  :


Du temps qui fuit toujours tu fis toujours usage ;


la répétition de toujours est sans grâce. Si moi, écolier, je devais corriger ce vers, je suerais sang et eau ; mais Voltaire n’est pas Voltaire en vain. C’est à lui à y donner plus de force. Lueur obscure, plus affreuse que la nuit ; cela est digne des ténèbres visibles de Milton, dont l’auteur de la Henriade s’est tant moqué.

Les strophes XIVe et XVe sont admirables.

Je crois vous voir à la lecture de ma lettre. Quel écolier ! direz-vous ; qu’il fasse premièrement de bons vers, et qu’ensuite il se mêle de reprendre ceux des autres. Mais je vous le dis encore : je ne vois goutte aux miens, je les trouve souvent faibles, mais je n’ai pas le talent de les faire meilleurs. D’ailleurs ne prenez jamais pour juge de vos vers un général d’armée qui se trouve vis-à-vis de l’ennemi : c’est le moment où l’on est le moins traitable.

J’ai dérangé le projet de campagne de M.  Daun et des Français, sans presque remuer de ma place. Je suis occupé à présent à d’autres sottises de cette espèce ; et, tant que cette chienne de vie durera, ne croyez pas trouver en moi un critique indulgent. On prend l’esprit de son métier ; et dans ces moments d’alarmes je fais main-basse, si je peux, sur l’ennemi et sur tous les vers qui ne me plaisent pas, hormis les miens.

Adieu, ermite suisse ; ne vous fâchez pas contre don Quichotte, qui jetait au feu les vers de l’Arioste, qui ne valaient pas les vôtres, et ayez quelque indulgence pour un censeur germanique, qui vous écrit des fins fonds de la Silésie,


Fédéric
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  1. Èpître à ma sœur Amélie sur le Hasard.
  2. Voyez lettre 3820.
  3. Voyez tome XXXIX, page.523.
  4. Voltaire a laissé subsister ces mots dans la strophe X, qui était sans dont alors la XIIe.
  5. Actuellement la XIe.